© Nysrine Mokdad

Blues partout, Blues tout le temps

Blues dans les sous sols du Ministère de l’Intérieur, souffle coupé et bourreau killer. Blues partout, blues tout le temps, dans les bas fonds de Tunis, les rues sinueuses de Matmata, dans les vestiges négligés d’antan.

Blues partout quand elle se lève tard dans cet après-midi chaud, Latifa, dans son taudis humide et sombre à plafond moisi. Blues tout le temps, vomi incessant, quand ses jambes flageolantes ne la portent plus, car elles soulèvent encore le poids du client d’hier. Blues partout, misère tout le temps, Latifa s’engouffre dans ses draps troués, ses pensées troubles tandis que la tristesse noire à l’odeur forte approche son cou, le caresse, l’embrasse, le lèche jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’abandon, jusqu’à la perdition. Seule évasion dans un ghetto en démolition.

Blues bobo tout le temps. Jeunesse qui ne se tait plus, jeunesse qui pousse son cri en sortant d’un ventre qui couve opulence, richesse et privilèges; jeunesse laconique, jeunesse cynique. Blues partout sur les verres de vodka, entre les joints achetés à la Marsa, blues tout le temps en buvant leur Celtia.

Cafard un peu, cafard beaucoup. Dans le rush du centre ville, dans le vieux café maure qui croule sous ses dettes, dans les mausolées saccagés, dans ton âme pillée. Cafard un peu, blues beaucoup, Tunis se remet peu à peu des balles qui fusent, du sang qui coule et se libère de son mutisme.

Blues partout, amour à voix basse. Quand les frontières de notre pays sont tracées sur leurs corps. Quand les baisers se font furtifs, que les rencontres se font passives, que les secrets se font massifs. Salem aime Hedi et Hedi aime Salem, maxime universelle, tue, sous l’homophobe- tutelle. Les cris se tirent vers les graves, dans une passion faite d’entraves.

Cafard souvent, cafard tout le temps. Les souvenirs qu’ils ont laissé sont plus amers que mon café. Quand Yassine s’en va au djihad , qu’il ne revient pas, derrière lui sonne le glas. Yassine n’est plus, Amine non plus, amertume et boule à la gorge, triste destinée de notre jeunesse conforme. Cafard tout le temps, cafard monstrueusement grand, échec de nos rôles de parents.

Cafard un peu, cafard beaucoup. Tu n’as pas répondu à l’appel. Vous avez fui, toi, ta dictature et ton mépris. Cafard souvent, quand on te traite de déserteur, de traître, de voleur. Sale fourbe, prêcheur du violet , tu as perdu ton pouvoir quand on t’a passé tes délits sous le nez. Ton ticket gagnant autrefois numéro 7, rime aujourd’hui avec défaite. Cafard un peu, cafard beaucoup, tu es la risée d’une révolution qui t’a rouée de coups.

Blues partout, blues tout le temps. Tu es la vie terne qui anime les rides du commerçant, tu es la déchirure au coin de l’oeil de la veuve, tu es la désillusion du clandestin. Blues partout, blues tout le temps, tu a été l’espoir à mi-chemin, tu as échoué à contourner le destin, tu es le regard hagard qui ne pense plus ses lendemains.

Blues partout, blues tout le temps. Quand les mots se font rares, que les phrases se font lourdes, quand la plume est relié à l’aile de plomb.

Blues partout, blues tout le temps. Cafard un peu, cafard souvent. L’instinct démocrate, cherche sa liberté, hume ses droits, tâte ses limites. Cafard des voix bâillonnées, peur d’être emprisonné, l’instinct se range, vite lapidé. Blues, blues, quand est ce que les bourreaux iront au cachot?

C’est dans certaines péninsules, chez certains peuples incrédules que jaillit l’espoir qui éclaire un régime de l’ombre, que souffle la liberté des indignés. L’espoir luciole, l’espoir fragile et volubile, mais l’espoir quand même. Alors vous écrivez et nous partageons, rêvons à des mondes meilleurs, à des ailleurs, à des regards rieurs. Vous, les voyageurs, les amoureux transis, les fous qu’on traite avec mépris. Vous êtes, pour les plus bornés, les condamnables, les truands, les inquiétants, les vendeurs à gage d’une vie altérée, dont on ne veut plus entendre parler.

Mais vous êtes les écrivains de votre propre histoire, les défenseurs notoires, les commandants de notre future victoire. Victoire qui court dans vos corps et creuse des sillons dans vos veines, victoire qui parcoure chaque parcelle de votre mémoire.

Blues partant, blues sortant à Tunis, durant ce jour de printemps. Dans toute son ardeur, Tunis assurait la transparence. Tunis l’attachant, Tunis le militant, observant la consécration des persécutés, la coexistence de doigts bleutés, heureux de s’agiter, et de former le V: nous avons gagné.