Un entretien avec Sadri Khiari

Au cours de nos interminables tentatives d’esquisser quelques traits à cette figure d’Arabe du Futur, l’une de nous a pensé à cet article de Sadri Khiari Les Arabes sont-ils en retard ?. Sadri est peintre et caricaturiste tunisien, il a milité pendant des années au sein de la gauche tunisienne pour ensuite participer à la fondation du Parti des Indigènes de la République en France.

Le texte nous avait beaucoup travaillé. Le refrain du retard, on s’y baigne, on s’y frotte, depuis tout petits, on n’a rien connu d’autre, au point qu’il a presque fini par couler dans nos veines. Ça nous a pris du temps et des débuts de rides au front pour comprendre que ce refrain, qui survivait depuis deux siècles à tous les changements, était une arnaque. Et puisqu’il est question de futur dans ce numéro, on s’est dit qu’il serait bon de liquider un bon coup ce passé. On a alors eu envie de poser quelques questions à Sadri Khiari, sur son parcours entre Tunis et Paris, sur son art aussi, et surtout, sur ce qu’on pouvait espérer du mot Arabe aujourd’hui.

Vous pouvez retrouver les chroniques de Sadri Khiari ici . Ses peintures sous verre et ses dessins sont .

Comment êtes- vous venu à la peinture ?

Alors…  Je ne vais pas vous faire le coup de quand j’étais petit, je dessinais du doigt sur la buée de la vitre. J’ai commencé avec la bande dessinée, j’ai découvert ça par hasard quand j’étais ado, ça m’a plu, j’en ai même fait une quand j’avais seize ans, mais tous les éditeurs à qui je l’avais proposée m’ont dit d’aller prendre des cours de dessins. La peinture sous verre, c’est aussi ado que j’ai découvert ça, j’avais trouvé un bouquin d’un Monsieur qui s’appelle Mohammed Masmoudi qui était consacré à la peinture sous verre tunisienne. Je ne sais pas pourquoi ça m’a plu, et donc j’en ai fait quelques-unes en me disant que j‘allais les vendre et puis, finalement, je les ai offertes. J’ai continué de temps en temps quand j’étais à étudiant à Paris entre 77 et 81, j’ai encore fait des peintures sous verres pour les vendre, et je les ai encore offertes. J’ai arrêté pendant très longtemps d’en faire, en me disant que le jour où je serais vraiment dans la merde, j’en ferais pour vendre. C’est en 1993 que je me suis dit, ça y est je suis dans la merde. Voilà et depuis je m’y suis mis… J’avais été encouragé à l’époque par un gars qui faisait de l’artisanat renouvelé et qui avait une galerie. Il s’appelait Mohamed Messaoudi, pas Masmoudi, comme l’autre. Il m’a beaucoup encouragé, il m’a aidé, il m’a exposé et tout et du coup j’ai continué à en faire jusqu’à ce jour.

Et vous les avez offertes ?

Non, j’en ai offert beaucoup trop à mon avis

J’ai vu que dans vos peintures sous verres vous faisiez pas mal de personnalités tunisiennes d’avant, Hbiba Msika, Zina et Aziza et tout ça, pourquoi ?

Alors, initialement, j’ai commencé les peintures sous verres en copiant, ou en m’inspirant d’anciennes peintures sous verres tunisiennes. Quand j’étais plus jeune d’ailleurs, je voulais faire des faux, pour les vendre comme des vieux et c’était très, très, amusant parce que j’expérimentais des techniques pour simuler le vieillissement des peintures sous verre. Il se trouve que les peintures sous verres quand elles vieillissent, la peinture tombe par plaques : elle se fendille et elle tombe. Alors pour rendre l’effet du vieillissement, j’ai inventé des faux effets de vieillissement et les gens, n’ont pas fait la différence. Donc j’ai travaillé pour parler le langage des arts plastiques, sur la matière et la texture, et quand j’ai rencontré ce Mohamed Messaoudi, lui, il faisait une exposition de carreaux de revêtement mural de Qallaline et il m’avait demandé de travailler à partir de là pour faire une exposition combinée. C’était un domaine nouveau pour moi, mais ce qui me plaisait là-dedans c’est que c’était de vieux carreaux complètement bouffés avec toutes les maladresses des potiers, puisque c’était des choses faites à très large échelle, et donc j’ai encore travaillé sur la matière et la texture alors que c’est un peu antagonique avec la peinture sous verre. Donc j’ai continué pendant des années, à travailler à mes travaux sur les carreaux de Qallaline soit en travaillant la matière et la texture à partir de l’acquis des expérimentations que j’avais fait. Après des années en France, je suis rentré en Tunisie, j’ai essayé plusieurs trucs et puis j’ai eu cette idée de faire des portraits de chanteurs dans un style plus peinture sous verre, en m’inspirant de la bande dessinée puisqu’en parallèle j’avais recommencé à faire de la bande dessinée et j’avais envie d’essayer de combiner les deux. Mais en fait, mon choix de représenter des chanteurs de cette époque est un choix strictement commercial, je n’écoute jamais leurs chansons, alors certes, beaucoup de ces chanteurs me sont familiers parce que c’est une ambiance dans laquelle on baigne, même quand on n’écoute pas, mais en fait, et puis bon, j’ai une petite nostalgie pour le passé, ça vient de mon caractère réactionnaire et conservateur donc ça me faisait plaisir aussi, donc j’ai travaillé là-dessus.

Depuis quelques années en Tunisie et dans la plupart des pays arabes, on trouve beaucoup ce mouvement de retour vers le passé, en musique des remix de Fairouz, d’Oum Kalthoum, mais aussi en art appliqué, donc vous ne vous inscrivez pas là-dedans, donc ?

Je ne m’inscris pas du tout là-dedans, je ne m’inscris pas dans un projet, ça n’est une ligne de travail. Je ne baigne pas du tout dans un milieu artistique, alors évidemment, comme tout le monde je suis sur Facebook, je vois passer plein de trucs. Je constate qu’il y a deux formes prises par ce retour au passé dont vous parlez : il a la forme « artisanat de luxe », qui lui joue sur la nostalgie, tout en essayant de l’adapter aux nouveaux modes de consommation et puis il y a l’artisanat de luxe qui ne dit pas son nom, que sont les créations artistiques comme en musique ou ailleurs, qui fait, lui, des sortes de combinaisons, des hybridations. Bon c’est un phénomène qu’il faudrait étudier, chose que je n’ai pas faite, donc je m’avance méchamment sur le sujet, ça pourrait (j’emploie toujours le conditionnel) refléter un besoin de ne pas se soumettre complètement aux normes internationales qui s’imposent à nous et en même temps de travailler à l’intérieur de ces normes. J’ai l’impression que c’est un phénomène un peu paradoxal, contradictoire, qui recèle peut-être des dynamiques intéressantes. Mais je trouve que c’est de la facilité, quand on ne sait pas faire de la musique, on mélange des musiques et on dit « voilà j’ai fait du nouveau ». Encore une fois, je suis incapable de porter un jugement réfléchi là-dessus j’ai pas du tout réfléchi à la question, donc voilà.

Oui, en tout cas, personnellement, j’ai remarqué qu’à Paris, il y a beaucoup d’événements, de trucs qui se font autour du monde arabe. Je ne peux pas m’empêcher de trouver ça un suspect tout cet enthousiasme pour le monde arabe…

Oui, l’enthousiasme pour le monde arabe en France est toujours suspect. Il est même coupable.

Vous parliez de ligne tout à l’heure, ça m’amène à ma prochaine question : Est-ce que l’Arabe du Futur sera toujours sur cette ligne Modernité-Tradition ? Est-ce qu’on peut lui souhaiter autre chose ?

Bon, d’abord, je sais pas ce que c’est l’Arabe du Futur et vu les désastres actuels, j’ai bien peur qu’il n’y ait pas d’Arabe du futur. Soit il y a plus de futur, soit il y a plus d’Arabes, soit il n’y a plus les deux. D’autre part, pour être optimiste, c’est-à-dire pour ne pas imaginer l’extinction des Arabes [Rires nerveux] je pense que c’est une question qui peut être posée de différentes manières, avec des contenus différents. Elle se posera pendant très longtemps encore, pour la raison que, quel que soit les formes et dynamiques de décolonisation qui peuvent être poursuivies dans nos pays, de toute façon l’hégémonie, disons occidentale pour parler vite, est tellement prégnante, a tellement restructuré le monde, y compris nous et notre manière de voir notre propre passé, que je pense qu’on ne pourra faire autrement que de faire avec, quitte à en décoloniser les contenus. Ça veut dire qu’une décolonisation de mon point de vue, ça ne veut pas dire un abandon de tout ce qui est créé et développé ailleurs. C’est une question qui continuera à se poser, mais j’espère simplement que cette question se posera à partir d’un contenu libératoire et pas d’un contenu de soumission.

Est-ce que vous connaissez la BD l’Arabe du Futur ?

J’ai l’ai feuilletée.

Et ça vous a plu ?

Ben quand on feuillette quelque chose…

On l’aime pas.

Non, je vais vous dire, ça rejoint ce que vous disiez tout à l’heure. Ce livre a tellement eu de succès que j’ai trouvé ça suspect. Par ailleurs, sans connaitre vraiment l’auteur, peut-être c’est un type très sympa, il m’est arrivé quand j’étais en France de feuilleter une de ses premières bédés à succès, je me rappelle plus du nom, où il racontait en détail le traumatisme de sa circoncision, je me suis dit, ça c’est le genre de truc qui font bander tous les français, qui assurent le succès. Alors évidemment moi aussi, je me suis posé la question, est-ce que je devrais parler moi aussi de ma circoncision. Mais après avoir retourné la question dans tous les sens, je n’ai pas osé. Donc du coup quand j’ai vu ce premier truc, je me suis immédiatement méfié. Mais c’est possible que ce soit un type bourré de talents.

Vous aussi vous faites des BD, est-ce que vos BD sont politique ?

Y en a qui sont directement politiques qui n’utilisent pas de subterfuges ou de métaphores. Maintenant, il y a des gens qui me disent qu’il y en a aussi dans les autres BD, mais je pense qu’ils projettent. Mais je dois dire quelque chose, ce que je préfère, moi, c’est les bandes dessinées qui ne sont pas directement politiques. Par exemple, je n’aime pas du tout – enfin j’exagère un peu, ça m’est arrivé d’en trouver qui me séduisent – mais je n’aime pas du tout le courant de la bédé documentaire, il y a rien de plus chiant que ça. Enfin, je comprends qu’on en fasse, ça peut être utile par ailleurs, mais c’est pas quelque chose qui me tente, mais moi-là-dessus aussi je suis rétrograde, j’aime les BD du début du XXème siècle aux années 70. A partir des années 80, elles sont devenues super cher, donc j’ai arrêté d’en acheter, donc je ne sais pas trop ce qui se fait au niveau mondial, mais globalement quand j’en vois devant moi, en général je m’ennuie.

Et je vais vous dire une chose : les seules choses que je prends au sérieux, ce sont celles qui ont un rapport avec la politique. C’est la politique. Ce n’est même pas la politique en général, c’est la lutte politique, donc pour moi, tout ce qui n’est pas ça, je le prends sous l’angle de la distraction. Donc peut être que c’est très bien, les explorations, les expérimentations artistico-contemporaines en bédé, je n’en sais rien, mais en tout cas moi, ça m’ennuie

Pour ce numéro, l’Arabe du Futur, on a fait un appel à contributions. On a reçu beaucoup de contributions, des textes, des photos, des poèmes et ce qu’il y a c’est que souvent, on retrouve cette idée qu’Arabe du Futur sous l’angle de l’idée de progrès, on parle de femmes libres, de démocratie, de libertés etc. Est-ce que vous pensez que quand on dit futur, on dit forcément progrès ?

Je pense que l’idée hégémonique aujourd’hui en particulier dans nos pays, c’est que le futur n’a de sens que s’il est synonyme de progrès. En fait ce quand on dit progrès chez nous, on ne dit pas le progrès, ce qu’on dit en réalité c’est « nous sommes arriérés, nous sommes en retard, nous ne sommes pas le progrès alors que les autres ils le sont ». Le progrès chez nous c’est pas vraiment l’idéologie du progrès telle qu’elle a pu apparaitre en Europe, c’est d’abord dire : « Nous, nous sommes en retard ». C’est pour ça qu’elle est d’une telle force chez nous, et qu’il est difficile de la combattre aussi ?

Pourquoi ?

Parce qu’on est toujours dans la mesure par rapport à l’Occident

Justement, moi, c’est une question que je me pose souvent, pourquoi est-ce que la réflexion critique sur le progrès ou sur la modernité d’un point de vue postcolonial peine à émerger dans le monde arabe, notamment dans le milieu académique ?

J’ai l’impression que vous revenez à votre question précédente, si la réflexion critique n’a pas émergé sur le progrès et la modernité c’est parce qu’on est toujours dans l’idéologie du retard arabe, qui est le reflet immédiat de la domination qu’on subit par des pays qui sont puissants et dont on perçoit la puissance comme le fruit du progrès. Chez les européens, la critique du progrès, avant la seconde guerre mondiale, c’était une idée classée à droite, à partir de la seconde guerre mondiale, ça s’est élargi à partir de ce qui s’appelle la gauche. En fait, cette critique du progrès chez eux, elle est venue non pas par rapport à leur relation avec une puissance dominante comme c’est le cas chez nous, mais c’est venu en relation avec leur propre merde : c’est pas Hiroshima qui leur a fait remettre en cause le progrès, c’est les camps de concentration.

Bon, cette question est un peu bizarre donc je vais essayer de l’illustrer : dans mon travail de mémoire, j’ai cherché à travailler sur des expressions que j’entends tout le temps du type « la3rab mayfehemou ken bloughet la3sa », donc j’essaye de comprendre le pourquoi de « la3rab ». Récemment par exemple, j’écoutais la radio, il y avait un match de foot entre l’Espérance de Tunis et un Club Jordanien, c’était la finale de la Champion’s League je crois, et ce qui s’est passé, c’est que l’équipe jordanienne, a un moment, ils se sont mis à tabasser l’arbitre, et le mec qui parlait à la radio, la première chose qu’il a dit, mais vraiment, sa toute première réaction à chaud comme ça, c’était : « Ah. Hadhouka houma la3rab ». Pourquoi on associe toujours le mot « Arabe » à un problème ? Pourquoi le mot « arabe » sonne toujours comme un crachat ?

Parce qu’on nous a beaucoup craché dessus et qu’on continue à nous cracher dessus.

Et donc nous, on se crache dessus ?

Je crois que c’est ça… Mais ça peut refléter aussi autre chose. Ça peut refléter également, le fait que par exemple chez nous on utilise la3rab avec deux significations, une signification qui peut être valorisante et une signification dévalorisante et quand elle est dévalorisante, ça veut dire « eli jey mel jbal », « eli jey mel rif », « el go3r », donc ça peut refléter aussi des différenciations sociales endogènes, mais qui ne sont pas du tout indépendantes des différentiations mondiales coloniales qui sont renforcées par ça, qui s’appuient sur elles.

Quand on a publié notre appel à contributions, on a reçu quelques remarques sur le fait qu’on parlait d’Arabe du Futur, et que de fait, cela excluait les berbères par exemples. Est-ce que l’arabité, le mot même « arabe » peut être investi collectivement comme étant quelque chose de positif ?

D’abord, moi j’ai tendance à penser que l’arabité c’est pas une identité c’est une stratégie politique. Je pense que ce qui est important dans l’arabité en tant que politique c’est le fait qu’elle active une dynamique régionale. Il y a deux exemples fort de ce point de vue-là : toute la vague de radicalisation dont le porte-drapeau, qu’on l’aime ou qu’on l’aime pas ça a été Jamal Abdel Nasser, qui s’inscrivait dans une dynamique régionale, avec certes, toutes ses faiblesses, ses limites et ses contradictions, mais qui reste une dynamique anti-impériale. On a aussi la vague révolutionnaire régionale en 2011 qui est la première vague de cette ampleur depuis les révolutions européennes 1848.

A contrario, on voit que la stratégie politique qui prend comme axe, la non-arabité ou du moins l’atténuation de l’arabité, on le voit très bien en Tunisie : la grande majorité de ceux qui se sont inscrit au lendemain de la révolution dans la dynamique moderniste, ont battu en brèche, enfin ont tenté de battre en brèche tout ce qui faisait l’idéologie panarabiste en essayant par exemple, de revivifier la berbérité en Tunisie, ce qui a du sens au Maroc ou en Algérie mais n’en a aucun en Tunisie, qui ont essayé de développer une image de la Tunisie un peu sur le modèle bouguibiste, on est juifs, on est berbères, on est carthaginois. Tous ces discours, quelle que soit la part de vérité qu’ils recèlent, se sont inscrits pratiquement en opposition avec l’idéologie du mouvement panarabe… Or, on voit très bien que les reculs, les défaites des mouvements révolutionnaires en Syrie, en Egypte, ont entrainé des reculs et des défaites dans toute la région, jusque chez nous. Il y a vraiment une dynamique commune à l’ensemble des pays arabes. Donc moi quand je parle d’arabité, j’en parle comme stratégie politique. En revanche, je ne sais pas trop ce qu’arabe peut bien vouloir dire comme identité, je sais pas ce qu’un Algérien pourrait répondre à ça, ou moi ce que je pourrais répondre à ça ou un Saoudien, ou un Emirati. Sans doute qu’en dehors des milieux académiques qui se confondent beaucoup et s’influencent les uns les autres, les réponses données seraient hétérogènes. Mais il n’en demeure pas moins que s’il y a une dynamique commune, il y a quelque chose de commun qui tient probablement de ce qu’on appelle ordinairement « identité » mais que je ne saurais pas trop définir …

Je remarque qu’en Tunisie, mais aussi au Maroc, on retrouve beaucoup de discours sur l’idée d’exception « tunisienne » « marocaine » par rapport aux Arabes. Par exemple, en Tunisie, dès qu’on parle des « droits de la femme », on parlera d’exception tunisienne et donc ce que vous disiez par rapport à la régression, c’est intéressant, parce que le mouvement même de régression en Tunisie s’inscrit dans un discours qui dit « nous on ne régresse pas, par rapport aux autres arabes », donc on dit qu’on avance par rapport aux arabes pour politiquement mieux régresser.

C’est-à-dire que quand on dit ça, quand on se différencie des autres arabes, d’abord, c’est une manière de sortir de cette dynamique arabe et sortir de cette dynamique arabe, en Tunisie, ça veut dire une seule chose, ça veut dire regarder vers le Nord de la Méditerranée, ça n’a pas d’autre sens. Et regarder vers le Nord de la Méditerranée, ça veut dire, négocier en position de faiblesse ou se soumettre carrément au monde impérial.

En venant j’ai lu votre article sur Kamel Daoud. Nous, on se pose beaucoup la question, puisqu’on écrit dans un magazine littéraire et qu’on publie des textes littéraires, on se dit, que l’art, la littérature sont toujours traversés par des rapports de domination politique, que ce soit dans les questions de reconnaissance ou de réception, et dès lors la question qu’on se pose, c’est comment faire pour que le monde arabe produise moins de Kamel Daoud.

D’abord il faut tuer les Kamel Daoud [Rires] … Non, mais en vérité, je n’en ai aucune idée de comment on fait. Je ne crois pas qu’on pourra éliminer cette engeance-là, je pense qu’il est extrêmement difficile de la contrecarrer comme ça de manière volontaire, donc tant que cette domination existera, on produira des Kamel Daoud.  Maintenant, mon problème à moi c’est comment produire des anti-Kamel Daoud et ça, j’ai l’impression, ça passe d’abord par la politique. C’est-à-dire que tant qu’on aura pas la force, la puissance et l’imagination qui va avec, de développer une politique décoloniale, on arrivera pas que dans cette dynamique pousse des anti-Kamel Daoud. A mon avis, c’est dans ce  sens-là que ça fonctionne et pas dans l’autre. Sur le court et le moyen-terme, la régression politique que connait le monde arabe se fait au détriment de l’émergence d’anti-Kamel Daoud, elle va freiner ce processus, il y aura plus de Kamel Daoud que par le passé.

Justement, comment est-ce que votre expérience avec le PIR, c’est-à-dire la situation dans un pays colonial qui est resté colonial, comment est-ce qu’elle vous permet de lire la situation en Tunisie ?

Avant de passer ces dix ans en France et de participer à la fondation des Indigènes de la République, j’avais une manière de voir la domination impériale selon le mode classique existant dans la gauche et l’extrême gauche tunisienne et pas que tunisienne, c’est-à-dire comme, une imposition de politique économique, une influence sur l’Etat et une influence sur la culture, du fait de leur hégémonie culturelle mondiale. Donc, en quelque sorte comme une contrainte qui vient de l’extérieur, avec bien sûr, au niveau des classes dominantes des gens qui jouent ce jeu, parce que ça leur rapporte du fric. Grâce à l’expérience des Indigènes, ou à cause, c’est selon, j’ai pu réfléchir d’une autre manière.

A mon retour en Tunisie, en réfléchissant, j’en suis venu à comprendre qu’en fait, la domination impériale s’inscrivait dans nos structures sociales, pas seulement parce que c’est la domination coloniale qui a développé la lutte des classes en Tunisie, mais que la domination raciale mondiale se réfracte dans nos propres structures sociales et, du moins, en partie à partir de là, j’ai « lu » ce qu’on appelle « le conflit islamiste-moderniste » comme ça. Pour moi c’est très important d’étudier et de réfléchir, en quoi les structures sociales et les conflits sociaux en Tunisie sont structurés non seulement par la lutte des classes, mais aussi parce qu’on appelle au PIR, la lutte des races sociales mondiales. La situation est d’autant plus compliquée que la population tunisienne, dans son ensemble, est racialement infériorisée sur l’échelle mondiale, et en même temps, cette racialisation mondiale, se réfracte à l’intérieur des luttes en Tunisie, mais dans des lignes qui traversent les lignes de classe, cette ligne traverse également les classes populaires ou ouvrières.

Bon, j’ai épuisé mes questions, là. Je vais vous demander ce que vous aimez lire.

Bon, je ne lis pas beaucoup de littérature. Mais depuis que je suis revenu ici, je me suis remis à lire un peu, mais bon, des trucs où je me prend pas trop la tête. Alors, j’ai découvert la littérature française du XIXème siècle, qui me faisait horreur quand j’étais au lycée. En fait, c’est parce que je l’ai gratuit sur Kindle. Mais j’ai lu le livre qui me faisait le plus horreur au lycée, le Père Goriot, et il m’a tellement fasciné que j’ai lu quasiment toute la Comédie Humaine, et la deuxième chose que je lis beaucoup c’est des auteurs japonais, je ne sais pas pourquoi, je crois que les deux, c’est très exotique pour moi. Le contemporain, vraiment ça m’emmerde. J’ai pas vraiment de culture littéraire, ou artistique, pendant des années, j’ai fait qu’une seule chose, en fait je suis un peu monomaniaque. Donc là, je me suis remis à la BD, je me suis mis à la littérature, du coup je milite plus, et je n’ai pas envie d’écrire. J’ai un mal énorme pour écrire sans activité militante. Je n’écris que parce que je me pose des questions dans le cadre d’un travail militant dans une organisation (je ne sais pas militer tout seul), je ne peux écrire avec conviction qu’en lien avec un engagement politique pour trouver des réponses aux questions qui se posent dans ce cadre.