© Julien Azzi

Parce qu’il est temps d’arrêter de faire l’autruche


Présentation de la série 

C’est l’histoire d’un jeune homme qui a la fâcheuse habitude de mélanger des mots de langues différentes, de traduire littéralement des expressions, de transposer des terminologies d’un domaine à l’autre…

Face aux nombreux commentaires et traits d’humour auxquels il fait continuellement face, il décide de s’intéresser aux relations qu’entretiennent les humains avec la langue et l’expression.

Loin d’être linguiste, encore moins philologue et certainement pas philosophe, il se lance dans des recherches autour du sujet, armé presque exclusivement de sa curiosité et de ses points de vues qu’il partage à travers une série d’articles centrée sur la langue arabe, sa langue maternelle.

 

  • I.

    Parce qu’il est temps d’arrêter de faire l’autruche

    Selon les estimations de l’ONU, la moitié des 6000 à 7000 langues parlées aujourd’hui disparaitront d’ici la fin du siècle. Un nombre désolant qui résulte d’une multitude de facteurs de nature intentionnelle ou relativement fortuite. Si certaines tirent leur révérence suite à l’obsolescence et au déclin démographique des populations qui en font leur langue et s’éteignent dans le silence de l’oubli, d’autres succombent sous l’effet de l’oppression vécue par les populations qui s’en réclament. Ces violences, souvent résultantes de luttes identitaires, ne se manifestent pas seulement par la voie physique à travers, par exemple, la décimation de populations entières tel que fut le cas des peuples indigènes d’Amérique avec l’arrivée des colons européens, mais prennent parfois des formes plus insidieuses. C’est le cas, à titre d’illustration, du gallois, qui subit, non sans accrocs et conflits identitaires et politiques, l’intégration par ses utilisateurs de la langue dominante du pays dans lequel son peuple se trouve, l’anglais.

    Naturellement, partout dans le monde se constituent des institutions ayant pour vocation la protection et le maintien des langues jugées fragiles ou en voie d’extinction, comme la Endangered Language Alliance Toronto, ou encore la multinationale américaine Google qui lance en 2012 un dictionnaire multimédia répertoriant des bandes audio dans plus de 3000 langues.

    Car, au-delà de la nostalgie parfois folklorique avec laquelle nous tendons à aborder ce sujet délicat, la disparition d’une langue ne constitue pas uniquement une perte linguistique mais surtout une destruction de savoirs souvent valeureux : les structures linguistiques cachent des manières de penser et d’aborder le monde, des techniques ancestrales de solutionner des problèmes. La diversité linguistique permet de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain : maintenir un large éventail de manières de communiquer verbalement ses émotions et concepts donne lieu à une meilleure compréhension par les scientifiques des dynamiques avec lesquelles les connexions se font dans le cerveau humain, à force de comparaisons.

    Sans surprise néanmoins, à travers la langue s’exprime surtout un sentiment d’appartenance communautaire qui la nourrit et s’en nourrit. Inutile de s’attarder sur les écrits de philologues ou d’historiens comme Renan pour reconnaitre la place centrale qu’elle prend dans la définition d’une identité nationale. Si préserver sa langue relève d’un acte citoyen requis et commis tacitement, les voix s’élèvent dans les pays arabes – et non sans raison – pour protéger le patrimoine linguistique.

    Mais ne soyons pas alarmistes : la langue arabe est encore très loin d’être en danger de disparition et se voit même abordée avec un intérêt croissant, que ce soit pour des raisons pragmatiques liées aux opportunités économiques qu’offre la région du Moyen-Orient ou géopolitiques pour expliquer les jeux de pouvoir entre les grandes puissances. Elle doit faire face cependant à une sorte de désamour, surtout auprès des jeunes, qui est imputé par tradition, par fierté, mais avant tout par lâcheté, à l’« occident » dont le soft power séducteur sévit de nos jours sur les terres d’Ibn Khaldun, Al-Mutanabbi et Mahmoud Darwish.

    Il est grotesque que de blâmer les pays conscients de l’importance de leur culture et désireux d’accroitre leur rayonnement international : il suffit de se rappeler que chaque pays en est capable, avec un peu de volonté. Certes la France ou le Royaume-Uni ont de nombreux atouts à faire valoir. Il n’en découle pas pour autant que les pays arabes constituent fatalement des zones dénuées de civilisation ou de modernité ou qu’ils ne possèdent aucun attrait susceptible de causer l’admiration ou la passion des membres des autres peuples.

  • II. 

    Le smartphone n’a pas tué Sibawayh

    Si ce n’est pas l’influence culturelle des puissances étrangères qui est incriminé du délaissement palpable de la langue arabe par ses peuples, c’est au digital qu’est imputée la responsabilité de sa marginalisation. Bien que cette thèse soit largement discutable, il serait exagérément innocent de ne constater la convergence, naturelle ou consentie, qui s’opère au niveau des modes d’expression sur les réseaux sociaux et les services de messagerie par exemple.

    Néanmoins, malgré les cris des défenseurs des identités locales, cette tendance est loin d’être unique dans son genre et ce mélange des influences ne constitue en aucun cas une innovation moderne et menaçante.

    La volonté d’établir un langage commun, ou du moins un terrain d’entente de communication interculturelle, est historique et souvent inéluctable : l’intérêt initial d’une langue est de permettre l’échange entre les membres d’une même communauté. Or, il s’avère utile parfois de vouloir communiquer avec des membres d’une communauté qui n’est pas la sienne. Le réflexe initial et rapide serait d’avoir recours à la traduction : celle-ci permet à moindre coût de relayer des messages sans nécessiter un effort considérable auprès de tous les membres des communautés concernées.

    Cependant, parfois les contacts sont d’autant plus réguliers et fréquents qu’il semble plus bénéfique et efficace aux deux sociétés que d’avoir un moyen de communication compris par tous sans devoir passer par l’entremise de traducteurs. Créer un langage commun interculturel ou international est un outil avant tout très diplomatique et commerçant, émanant d’un désir mutuel de partager aisément régulièrement une grande quantité de messages ou d’informations, voire de menaces.

    À de nombreux moments de l’histoire, l’interdépendance entre les membres de plusieurs groupes linguistiques était tellement forte que la création d’une syntaxe, de règles et de terminologies communes s’est imposée comme une solution viable : c’est ainsi que naissent les langues véhiculaires. C’est le cas de la lingua franca du Moyen-Age qui permet le maintien et l’essor du commerce entre les différentes structures politiques du bord de la Méditerranée.

    Cette logique peut s’appliquer aussi aux langues existantes dont l’importance est tellement manifeste que le partenaire politique ou économique se voit incité à sa maitrise par lui-même. Ce fut longtemps le cas de la langue française dont l’apprentissage était nécessaire au sein de l’aristocratie européenne notamment, ou encore l’ottoman au sein des territoires occupés par l’empire éponyme. C’est aussi en quelque sorte le rôle que joue aujourd’hui la langue arabe dans sa version classique, l’anglais ou encore le mandarin.

    Aussi diverses qu’elles soient, ces langues dites internationales, partagent presque toutes une caractéristique commune : elles appartiennent à une population au pouvoir dominant. Il serait légitime, malgré tout, de vouloir une langue véhiculaire comprise par tous, sans qu’il n’y ait d’hégémonie politico-culturelle. Ce souhait a été exaucé par un ophtalmologue polonais et porte l’optimiste nom d’esperanto.

    Mais en dépit de sa portée mondiale apolitique et unificatrice, et de sa simplicité technique, force est de constater que son succès reste loin d’être retentissant : le fait que l’esperanto se présente comme un mode supplémentaire de communication ne remplaçant pas les autres mais nécessitant un effort nouveau de la part de tous ceux qui souhaitent l’utiliser reste un frein important.

    Et c’est cela qui explique le succès de l’anglais aujourd’hui dans le monde digital surtout. Car au-delà des tendances hégémoniques des structures politiques qui la portent, cette langue est plus pratique d’apprentissage car elle n’est perçue comme supplémentaire que par l’une des parties – celle qui y voit un cout d’opportunité favorable – et non des deux : il ne faut jamais oublier qu’avant tout, une langue sert de véhicule efficace de communication entre au moins deux personnes. Et c’est la praticité qui l’emporte.

    Cela ne signifie pas pour autant que la langue arabe n’a pas sa place sur internet, ou que le recours au numérique devrait nécessairement reléguer l’arabe au rang de vestige ou de langue secondaire : en effet, celle-ci occupe de plus en plus une place importante sur la toile et son mélange avec les influences du digital lui permet de se moderniser graduellement et de se rendre plus aisément accessible à des millions de personnes désireuses de l’apprendre !

  • III. 

    Le sinistre monde des cimetières linguistiques

    L’arabe est-il la victime des abus de ceux qui le pratiquent ? S’il suffit de lire une conversation en arabe sur les réseaux sociaux pour être convaincu qu’une violente boucherie décime la langue et sa grammaire, il reste nécessaire de prendre un peu de recul avant d’accuser ses utilisateurs au quotidien.

    Car contrairement au ressenti que nous pouvons avoir par nos professeurs ou à travers les prêcheurs de l’orthodoxie linguistique, ce ne sont pas les académies qui font la langue mais toute personne qui y a recours continuellement, de manières variées et dans des contextes différents et insolites et qui l’altèrent et la modifient. Et c’est là que réside l’essence d’une langue, son âme, ce qui la rend vivante.

    Ce sont ces facilités, ces transgressions qui lui préservent sa place dans leur monde. Car, si elle perd de son utilité, la langue perd de sa vie. Une langue vit par son utilisation et donc à force de perpétuels abus. Parce que, naturellement, la langue nait, vit et se transmet dans la rue, dans la banalité mondaine. Ironiquement, en corrigeant son usage on lui porte atteinte, involontairement. C’est l’homme lambda, imparfait, distrait, peu regardant, qui façonne la langue et la sauve du cimetière de l’oubli qui peut prendre la forme rigide d’un manuel.

    Curieusement, en dépit de notre grandissant scepticisme à l’égard de la véracité des informations auxquelles nous sommes exposés, nous persistons à attribuer aux dictionnaires l’autorité linguistique presque absolue de déterminer le légitime de l’abusif, le correct de l’interdit. Nous nous fions à ces recueils de mots et de règles comme références transcendantes et inéluctablement correctes, incapables de faire erreur, sans s’interroger sur leurs sources ou auteurs.

    Ironiquement, ces derniers sont dans une course effrénée pour mettre à jour leurs répertoires et font de leur mieux pour essayer de comprendre la portée que nous, utilisateurs abusifs, attribuons aux mots : leur mission est d’attester des usages, d’indexer, de classifier…et elle se fait a posteriori. Ils ne choisissent pas le vrai du faux, ils n’en sont que les témoins. Tant qu’un terme est intelligible par une partie conséquente de la population qui s’accorde tacitement à l’orthographier d’une certaine manière, il a sa place dans le dictionnaire qui atteste de son utilisation par la société.

    Avec l’avènement des communications de masse avec les réseaux sociaux notamment et la démocratisation des pouvoirs de diffusion, d’information et d’influence, la faculté d’attribution du sens aux mots et aux expressions est de plus en plus du côté du grand public. Un exemple emblématique en témoigne : l’Académie Française est depuis plusieurs décennies dans le processus de rédaction de la neuvième édition de son dictionnaire qui devrait contenir près de 28 000 mots supplémentaires par rapport à l’édition précédente qui date de 1935. Or nos sociétés et nos besoins terminologiques ont évolué de manière bien plus rapide !

    Contrairement aux accusations récurrentes, ce ne sont pas les jeunes qui détruisent la langue, mais ceux incapables de se rappeler qu’elle appartient à tout un peuple, qui font obstruction à son développement : ils veulent la figer, ce qui la rend obsolète et la tue. Ils la veulent pédante et ennuyante et en écartent une partie de ses utilisateurs par une pratique discriminatoire, parfois hautaine et surtout moralisante, alors que la langue est la plus grande et la première des démocraties.

    Le phénomène auquel nous assistons aujourd’hui n’est pas un déclin de la langue mais l’émergence d’une nouvelle langue, d’une nouvelle forme d’expression par les réseaux sociaux, qui se situe entre l’écrit et l’oral, dans leurs définitions classiques. Car, même écrits, les textos, tweets et autres messages ne forment pas une forme de communication écrite mais bel et bien de l’oral typographié sous forme de lettres. Si nous ne désirons pas écouter une personne « parler comme un livre », il serait parfaitement absurde de l’exiger dans le langage oral qu’est le texto ou le commentaire sur Facebook.

    Face à ces tendances, la langue arabe se trouve dans une situation privilégiée puisque la dualité entre la simple communication et l’écrit plus élaboré existe déjà sous la forme de la complémentarité entre les dialectes et l’arabe classique. Le premier se nourrit des erreurs et des facilités des influences de la vie moderne, du contact perpétuel avec les voisins, alors que l’arabe standard moderne garde jusqu’à un certain niveau son authenticité qui lui est garantie par cette séparation. Et même si l’on tend à penser que c’est l’arabe standard qui constitue le socle de la littérature et des arts, c’est en réalité le dialectal qui forme le terrain de la créativité sans frontières ! Il suffit de faire un tour des expressions insolites et uniques – voire farfelues – que cache chaque dialecte pour s’en convaincre.

    Certes, les règles linguistiques sont nécessaires dans la mesure où elles constituent les clés de transmission et de compréhension de la langue, qui est une structure de codes associés auxquels sont attachés des sentiments, des idées ou des concepts. Elles constituent des artifices permettant de préserver une entente sur le sens et la portée d’un mot ou d’une expression. Mais c’est à nous qu’incombe la responsabilité de donner vie à notre langue et à la sauver de l’agonie que lui inflige son simple référencement systématique.

  • IV. 

    Au banc des accusés

    L’éloignement perceptible, notamment au sein des milieux aisés et des classes dites dominantes socialement ou financièrement, est souvent le fruit d’un important complexe d’infériorité développé vis-à-vis des pays occidentaux dont le soft power accroit drastiquement la désirabilité, l’image d’idéal social et renforce les biais de perception auprès des admirateurs.

    L’aggravation de cet écartement est à mettre sur le compte des discriminations sociales : s’éloigner de l’arabe c’est affirmer avant tout son appartenance à un cercle restreint de chanceux ayant l’opportunité de fréquenter les meilleures écoles, de faire les voyages les plus enrichissants et de s’exposer aux contenus de bonne qualité. Renier l’arabe, le snober, ou du moins le marginaliser, est une manière privilégiée de se distinguer symboliquement du commun des mortels en se distanciant effectivement d’une langue qui ne serait pas vraiment à la hauteur des aspirations.

    Mais, le désamour que subit l’arabe n’est pas à mettre exclusivement sur le compte de la volonté de certains de se créer des associations identitaires : les travers de la langue arabe, alimentés généreusement par une classe quelque peu idéaliste d’intellectuels, de penseurs et d’éducateurs en déphasage avec la réalité, la rendent déficiente dans de nombreux domaines. L’arabe s’est retrouvé enfermé dans sa sphère, fortement découplé des évolutions sociales et technologiques rapides. La divergence entre le standard et le dialectal n’y est pas étranger, l’histoire récente non plus.

    La langue arabe se trouve insuffisante aujourd’hui pour décrire certaines innovations et technologies, des concepts sociétaux venus d’ailleurs, des terminologies spécifiques dans le domaine scientifique par exemple. L’utilisateur se verra donc adopter des mots étrangers pour combler les manquements de l’arabe. Et il serait injuste de l’accuser de trahison de sa langue natale. Les pays arabes se trouvent à un stade de l’histoire où ils ne sont plus les pionniers en matière d’innovation et de recherche. Cela se reflète dans la langue et constitue une réalité à laquelle il faudrait faire face. Renier les insuffisances de la langue en accusant ceux qui ne peuvent s’en servir est à la fois malsain et constitutif d’une logique de déresponsabilisation et de malhonnêteté envers soi-même.

    Or ces limites linguistiques se voient accentuées par la monumentale défaillance généralisée des systèmes éducatifs locaux qui ne réussissent pas à transmettre efficacement les bases de la langue et optent plutôt pour un discours moralisateur, rigide et rébarbatif dont le seul succès consiste à démotiver les étudiants davantage à force de récitations, de systématismes et de reproches. Le nombre remarquable d’instances où le cours d’arabe se transforme en leçon de morale interminable accusant la jeunesse de tous les maux de la planète ne fait qu’exacerber ces travers. Et avec un pareil manque de démarches ludiques, qui complète un soft-power réduit et peu proactif, il ne faudrait pas s’étonner du déclin de l’attrait de la langue auprès des jeunes générations, qui doivent aussi se confronter aux préjugés des étrangers dont le terrorisme et la violence constitue l’étendard.

    Il me semble inévitable de reconnaitre que nous avons délibérément colonisé notre langue à coup de blessures narcissiques, de sentiments d’infériorité et d’aberrations méthodologiques et pédagogiques. La racine du problème ne réside pas essentiellement dans l’utilisation des autres langues dans le langage courant, mais bien dans l’incapacité de l’arabe à satisfaire tous nos besoins et surtout dans le peu de volonté des responsables académiques d’en faire une langue moderne et adaptée à la société actuelle.

    Emprunter des mots à des langues étrangères est une pratique loin d’être exclusive à l’arabe. Elle ne supplante pas la culture, ni ne l’altère : elle lui permet d’évoluer. Ne sommes-nous pas – parfois même trop – fiers de pouvoir maitriser plusieurs langues ? Il me parait donc nécessaire d’être pragmatique, en abandonnant surtout ce double discours manquant dangereusement de sincérité.