« C’est cliché »






Entendu à la rédaction : « Non, ça, c’est cliché ».

Jeu, set et match.

Dès que retentit ce mot, une tempête infinie d’images souffle dans la tête : désert, plage, voiles, bijoux, tapis, femmes, femmes modernes, femmes libérées, femmes opprimées, pyramides, souk et charmeurs de serpents.

Par où commencer ? Le cliché semble coller à nos chairs comme une sueur. On ne saurait savoir où est-ce qu’il finit et où est-ce que l’on commence.

Je vais tenter ici, de comprendre ce qui se joue entre le cliché orientaliste et la critique déconstructrice qui en a été faite, dont les premiers jalons ont été posés par Edward W. Saïd. Par cet article, je cherche à démontrer quelque chose d’assez simple : Il est possible, qu’à force d’accuser des œuvres représentant des faits et histoires se déroulant dans le monde arabo-musulman d’« auto-orientalisme », qu’on passe à côté de leur potentiel apport aux lieux et sociétés qu’elles dépeignent.

Pour commencer, je vais revenir en particulier sur la réception d’un film qui a suscité une polémique assez révélatrice du problème que nous voulons traiter : Mustang.

Synopsis : C’est le dernier jour de l’année scolaire dans un village reculé de Turquie. Lale et ses quatre sœurs rentrent de cours et jouent à la plage avec des garçons. Mais leurs jeux innocents font grand bruit dans le village très conservateur et leur grand-mère, outrée par ce qu’elle estime être de l’impudeur, les sanctionne dès leur retour à la maison. Entre les jeunes filles et les adultes, c’est le début d’une confrontation faite d’incompréhension. Peu à peu, la maison familiale se transforme en prison pour les jeunes filles qui ne rêvent que de liberté et se rebellent contre les traditions…

D’un côté, ceux qui l’accusent de conforter l’Occident dans ses certitudes sur le monde musulman : misogyne, ennemi des libertés individuelles et des désirs. De l’autre, ceux qui y voient un film, qui, par-delà la réussite esthétique, présente et dénonce une réalité indéniable. De par son sujet, il est privé d’un traitement strictement cinématographique, pour être directement propulsé dans la sphère du débat politique. Ici, le film est très vite dépassé par ces deux messages politiques qui lui sont attribués, l’un positif, l’autre négatif.

C’est que les enjeux sont importants. Rien ne semble échapper à la machine infernale de « l’image » : quelle image cette œuvre donne-t-elle du pays dont elle émane ? Question qu’on aura entendue aussi bien pour Mustang que pour Much Loved, accusé de mettre à mal l’image de la « Femme Marocaine » (le féminin pluriel, موش متاعنا). En fait, rien (ou si peu) n’échappe au politique, et plus spécifiquement aux rapports de pouvoir qui lient le Moyen-Orient et l’Occident. Ces rapports de pouvoirs qui se jouent à coup de bombes, de fusils, mais aussi à coup d’images.

Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, il semble pertinent d’identifier les acteurs à l’œuvre. Nous avons en premier lieu, non pas l’occidental, mais le « Regard de l’occidental orientaliste ». En premier lieu, parce que, et c’est bien là tout le drame, le « regard occidental-orientaliste » reste le cœur de toute la confrontation dans le jeu des accusations et contre-accusations d’orientalisme. Ensuite, nous avons « le créateur », arabe, turc, moyen-oriental, en tout cas, non-occidental. Sa « création » sera passée au crible critique, ce qui comprend, entre autres, la critique d’orientalisme. Il pourra donc être accusé d’auto-orientalisme, de dépeindre des clichés dans son œuvre, de conforter l’occidental-orientaliste dans sa vision tronquée de l’Orient, voir, dans certains cas, de chercher gloire et reconnaissance en Occident sur le dos de sa société. Nous avons également, une fois n’est pas coutume, les regards du public non-occidental, au sein duquel, nous pourrons trouver, peut-être, des personnes qui pourront s’identifier à la situation mise en scène par le créateur.

Récapitulons, un regard de raciste, cœur de la confrontation critique, des regards dont à peu près tout le monde se fout, un créateur, son œuvre, et une approche critique à laquelle cette œuvre est soumise.

Ce regard « occidental-orientaliste » qui semble au cœur de la problématique, nous aimerions le décortiquer quelque peu. Et pour cela, il nous faudra passer par la case Sartre. L’ontologie sartrienne est extrêmement utile pour mieux comprendre ce qui se joue dans l’Orientalisme.

Pour Sartre, l’Autre se rencontre, il ne se crée pas. L’Autre se rencontre lorsqu’il pose son regard sur moi. En posant son regard sur Moi, l’Autre me fait prendre conscience de ma qualité d’objet à ses yeux, et dans le monde. L’Autre fait que je vais me regarder comme Être-en-Soi (Un être fini, complet, doué d’une limite et d’une essence, une table par exemple). C’est assez embarrassant, jusqu’alors je m’étais senti seulement Être-pour-Soi (Un Être qui « n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas », pour faire simple, un Être libre, fluide, dirigeable à souhait, qui peut se distancier de soi)

Avec ce regard, je ne suis plus maitre de la situation, l’Autre me donne une nature et donc des limites, il me réduit à un vulgaire objet. Je me sens et sais objet de jugements de valeur, de pensées, sur lesquels je ne peux exercer aucun contrôle.

Ça c’est l’échelle individuelle, maintenant, remplaçons l’Autre par « l’Occidental » et le Moi par « l’Oriental ». On retrouve l’idée de base d’Orientalisme : un regard se pose sur un groupe, et le réduit à « quelque chose » de fini, de limité, d’essentialisé, ce « quelque chose » va être élevé au rang de vérité par celui qui regarde parce qu’il a toute la force de ce qu’il appelle « le savoir » derrière lui, vérité qu’il cherchera à imposer à tous, à commencer par l’ « Oriental » qui se découvre être exotique, sauvage, foncièrement inférieur, à cause, entre autres, de la façon dont il traite les femmes.

« Le blanc a joui durant trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres. »

Jean-Paul Sartre, Orphée Noir

Revenons à Mustang. Le film traite donc d’une problématique au cœur du cœur de l’Orientalisme : le traitement des femmes, et plus particulièrement, celui de la sexualité féminine. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le terrain est miné.

Si on le passe au crible de la critique orientaliste, alors oui, il y a des choses à dire, des facilités scénaristiques qui peuvent sembler dispensables : l’oncle qui non content d’être le porte-parole officiel du patriarcat est aussi un violeur incestueux ; des représentations schématiques : la ville d’Istanbul, symbole de liberté pour les jeunes filles qui finissent par fuir leur patelin « arriéré ». Soit.

Mais il y a aussi, pour une fois, une représentation fidèle d’une certaine forme prise par le patriarcat, une représentation qui en dépeint les nuances, les reliefs, les zones grises : l’invocation de l’honneur qui n’est rien d’autre que le trop classique « qu’en dira-t-on ? », l’absence assez notable du discours religieux, et surtout, chose fascinante de vérité, l’ambivalence des femmes, qui font respecter l’ordre patriarcal tout en protégeant les filles des hommes. Et puis, il y a ces cinq filles, qui, miracle, ont des personnalités, des forces, de la volonté, qui ne sont pas une simple poignée de marionnettes insipides écrasées par le système dénoncé.

Si l’on décide qu’il est indispensable de lire politiquement l’œuvre, l’on se retrouve face à deux choix : Soit, on fait la critique d’« auto-orientalisme », qui est, jusqu’à un certain point pertinente (mais peut facilement tomber dans l’excès, voir dans la paranoïa). Soit, on voit en ce film une représentation, aussi limitée soit elle, de quelque chose qui existe dans la société dépeinte ; Ce qui se joue ici, c’est une lutte : quel regard compte ? Est-ce le regard de l’orientaliste, qu’il s’agit de détromper par tous les moyens, en allant à contre-courant de ses représentations simplistes, ou, celui d’autres, situés, eux, à l’intérieur des sociétés dépeintes, qui peuvent voir dans ce film une représentation plus ou moins fidèle d’un vécu ? S’agit-il de s’occuper de notre image auprès de l’Occident ou de nous-mêmes ?

A titre personnel, je trouve qu’il est épuisant et bien souvent contre-productif, de tant se préoccuper de ce que va penser l’occidental lambda, qu’il soit orientaliste ou non, de tel ou tel film, livre, BD etc. Qu’importe son regard ? Il y en a d’autres qui me sont plus chers.

Alors, certes, il est compréhensible que de l’importance soit accordée à ce regard, puisque c’est lui, qui depuis des siècles déjà, du haut de son « universalisme » dicte la « vérité » sur le monde et sur ses habitants. On veut le changer ce regard, on veut le détromper, on veut lui dire qu’il a tort, et c’est alors que l’on dira « C’est cliché » « C’est une vision tronquée, partiale, orientaliste de la réalité ». Mais pour quoi ? Pour lui faire dire qu’il a tort ? Pour qu’il change sa « vérité » ? Qu’est-ce qu’on espère de lui au juste, ce regard ? N’est-ce pas doucement ironique qu’alors que tout le travail de Saïd dans Orientalisme a consisté à montrer par quel processus la « vérité » du regard occidental sur l’ « Oriental » fut construite, l’on se retrouve avec des critiques portant des accusations d’orientalisme qui se résument à « Vous alimentez les clichés du monde occidental », postulant ainsi, de façon implicite que le regard occidental reste celui qui énonce la vérité ?

Autre raison pour laquelle « orientaliste » comme accusation a du mal à exister : Edward Saïd, en déconstruisant le discours orientaliste, en mettant en lumière ses lieux communs, sa phraséologie, n’a jamais chercher à établir une liste de critères de vérité qui font qu’une œuvre est orientaliste ou ne l’est pas. Cette absence de critères de vérité sur lesquelles nous serions tous d’accord est gênante quelques fois : c’est elle qui fait que l’un voit de l’orientalisme là où l’autre n’en voit pas, alors qu’ils avaient cru comprendre la même chose par orientalisme. Mais évidemment qu’il n’y en a pas de critère, puisqu’il n’y a pas de vérité. Alors, on a ceux qui aiment Mustang, ceux qui ne l’aiment pas, ceux qui défendent Kamel Daoud, ceux qui ne le défendent pas, et personne ne parvient à imposer d’arguments irréfutables, tout reste, en dernière instance, affaire de perceptions.

Pour ma part, j’ai trouvé un critère plus ou moins satisfaisant, loin d’être parfait, mais qui reconnait la subjectivité de tout jugement : est orientaliste l’œuvre qui me donne l’impression de dire « Voilà ce qu’ils sont ». Ne l’est pas celle qui dit « Voilà ce qu’ils font ». L’une pose une essence, l’autre, une histoire.

Cette nuance est particulièrement importante quand il s’agit des conditions de vie des femmes dans la région. Il est indéniable qu’il y a un problème, et il est absurde et insultant de vouloir démentir son existence. Surtout si on dément simplement pour contredire les stéréotypes de l’Autre. Mais ce problème n’est rien d’autre qu’un problème historique, il a des sources, et des dénouements.

Ces cinq filles, enfermées, elles parlent à (et non pas pour) des milliers, peut-être des millions de filles enfermées. Elles me parlent, moi, ex-enfermée, enfermée en sursis peut-être. Leur détresse, je l’ai ressentie dans mes entrailles, j’en tremblais de colère, c’est qu’elle était désespérément familière : derrière moi à présent, mais dans moi, à chaque seconde de ma vie. Le comportement de leurs aînés, ces femmes attachées à leur réputation عند لعباد, ces hommes, attachés, eux, à un honneur qu’ils ont choisi de caler entre les jambes des filles, je le connais sur le bout des doigts, comme si un grand arbre faisait choir le même fruit patriarcal, de la Turquie à la Tunisie. Leur fruit amer avait le même goût que le mien.

Mais leur lutte, leurs poings qui tambourinent furieusement aux portes de la vie, étaient aussi les miens, ceux de milliers d’autres. Il n’y a que ces poings qui comptent. Qu’ils déferlent partout, pour tout, rien ne saura les assourdir.