Edito – L’Arabe du Futur

Pour l’éditorial de ce numéro, nous avons choisi d’écrire des textes qui se répondent, et qui reconsidèrent, chacun à sa manière, cette idée d’ « Arabe du Futur ».

Kaoutar C :

Ah vous revoilà, nous revoilà qui nous retrouvons. Chacun de nous est sur son nouveau rivage. Avons-nous souffert ces temps d’absence, entre notre première rencontre ; celle du premier numéro ? Peu, à ce que j’ai appris. Personne n’a été atteint dans sa chair, c’est-à-dire que personne n’a été malade, ou inculpé, personne ne blêmit dans un emprisonnement ou un autre, qui le concernerait directement. Nous n’avons pas enregistré de drame. Peut-être des mains visibles ou invisibles, ont trituré dans le noyau serré de nos familles à chacun, ou peut-être dans celui de nos amours. Mais nous ne nous disons pas tout, ce sont nos dégradations privées, et nous avons nos secrets, les écoulements troubles de nos pudeurs.  Peut-être l’un ou l’une parmi nous évite-t-il un service militaire, et donc évite la frontière de son pays, peut-être l’autre crée-t-il un fantôme de lui-même pour que l’administration d’un pays croit à sa fidélité, tandis qu’il honore l’interstice comme il se doit : habite à Tunis ou à Casablanca et fait croire qu’il est à Paris, renouvelle ici et là ses autorisations à séjourner, donne des preuves de son amour. De nouveaux départs ont éclos, chacun de nous vibre seul dans sa nouvelle barque, et nos barques sont coquettes, c’est l’existence préservée que nous avons. Nous avons souffert peu ces temps d’absence et pour  autant, maintenant que nous nous retrouvons, dans ce que nous allons secréter ensemble, il ne s’agira plus de nous seulement. C’est justement parce que nous sommes plusieurs, c’est à cause du fait d’avoir pour projet de mêler nos voix et de faire groupe.  Cette fois-ci autour d’un Futur collectif, pour lequel nous avons agrégé de nombreux textes, et de nombreuses images.

Salma :

Mais penser le futur, alors qu’il ne s’est jamais fait aussi insaisissable qu’aujourd’hui me semble être le travail d’une vie. Chacune de nos discussions qui proposent d’y répondre font face à une impasse. Que doit-on exiger, que peut-on exiger du Futur ? Peut-être un avenir où il fera bon d’être Arabe. Où la pudeur, l’angoisse, qui souvent accompagnent la mise nue de nos passeports et autres papiers d’identités, disparaitront. Des jours plus insouciants, où les nouvelles seront meilleures. Se défaire de la peur qui s’est installée au plus profond de nous et qui nous répète sans cesse que demain sera peut-être pire, que rien n’est encore sûr.

Exiger un futur que l’on ne subira pas, mais que nous arriverons pour une fois à dompter.

Ce que je souhaite, ce que je nous souhaite, c’est un futur où l’on cesserait de fuir. Où l’envie et le besoin de partir, ne seront que de lointaines chimères. Où le sentiment d’appartenance à un tout dévorera le désir d’exil. Où l’Ailleurs ne sera plus fantasmé.

Où l’on se sentira enfin chez nous quelque part.

Kaoutar C : 

J’avais d’abord été comme toi Salma, animée d’espoir en réaction à cette consigne – “l’Arabe du Futur”. Mais ensuite je me suis lassée, je me suis sentie toute petite, incapable dans mon errement de femme seule à me bâtir les épaules pour une telle tâche. Tout cela est fatiguant à la fin. Aussi, toujours ce même goût politique dans cette consigne, de « hauts-les-cœurs » pour le futur et « en avant », sur une terre infertile.

Mais peut-être ne faut-il pas se méprendre sur notre projet : faire groupe autour de l’écriture… Il est politique, nous n’y échapperons pas.  Dans l’idée, nous essayons de nous organiser pour que des écritures futures vivent, moins captives, témoins parmi les témoins, cailloux dans les gorges.

Bien sûr il ne faudrait pas non plus, absolument porter tout le Drame présent, et posséder tous les chemins de son intelligibilité. Dans ce projet-ci, nous serions de toutes les façons très arrogants, et je sais que vous êtes des travailleurs rétifs aux ambitions brutales. Nous ne les voyons pas d’un bon œil. Dedans de telles ambitions, il y a les levures de nos ennemis, les germes de ceux à qui on entend résister.

Il ne faut pas absolument être puissants pour cesser d’être impuissants. Au contraire, nous pouvons être par exemple, des monstres de fragilité, je le souhaiterais ; être une tâche nervurée et vulnérable, qui palpite parmi toutes les autres, qui ajuste l’émission de sa parole.

Youssef : 

Imaginer le futur est un projet qui exige une dose de croyance non négligeable. Il faudrait croire en l’importance de ce futur, et croire en la pertinence du projet même de s’y projeter. Imaginer un futur exige aussi une sorte d’engagement émotionnel au sens fort, un peu comme c’est le cas dans les relations humaines.

Peut-être que je n’en suis pas capable, et que je suis impuissant devant cette tâche. C’est à peine si je supporte d’être accroché au présent.

Pour que je m’aventure sur les terres du futur, il me faudrait aussi pouvoir croire en un changement possible. Pour le meilleur ou pour le pire, peu importe. Cette croyance aussi, je suis incapable de la souffrir. Je conservais un peu de ces espoirs-là, au début de notre projet, tout à l’intérieur de moi, dans un petit recoin abrité. Ces derniers temps, je m’en suis totalement dépossédé, comme si un arrachement les avait oblitérés de ma vie, et du regard-même que je porte sur les choses. Penser au futur est maintenant pour moi une idée ridicule, je la dédaigne avec arrogance, je place mon esprit pessimiste au-dessus d’elle. Le présent me suffit, avec ses couleurs grises, son immobilité provocante, son silence impertinent, sa violence préméditée, et ses cercles évidés, redondants. Il m’accapare, me bride avec suffisamment de férocité pour que mes rêves étouffent. Il me prive même du divertissement de mes cauchemars.

L’ambition du futur est morte dedans moi d’une mort lente. Mon égoïsme croît à l’intérieur de l’espace vacant qu’elle libère. Je ne me préoccupe plus de rien qui ne me concerne pas directement, et c’est à peine si je porte mes douleurs et leur insignifiance. Peut-être que la coupure de tout engagement a cessé dès le commencement, comme une défense rationnelle contre le déferlement du merdier à venir, mais cette coupure prend place maintenant comme si rien ne l’avait jamais précédée.

Malgré tout, par moments, mais par moments seulement, il me semble que ma désinvolture n’est qu’un mensonge confortable que j’invente pour rendre plus solide encore la bulle dans laquelle je me protège de la brutalité de l’existence. Je me remets alors parfois à sentir la chaleur de mon intérêt préoccupé pour une situation donnée, s’imposant sans permission et me confrontant à sa part de vérité. Mais je recommence à y résister, je fais de mon mieux pour conserver ma bulle intacte.

Je recommence cette opération avec un soin exagéré, posé et docile

Et maintenant que nous sommes sur le point de lancer ce numéro, un sentiment de dégoût me traverse à l’égard de mon égoïsme blessé. Je me sens nu et fragile, et je n’ai plus envie de parler.

Malek : 

Je me demande aussi, à quel point cette idée d’”Arabe du futur” laisse de la place à “nos” vies, là maintenant tout de suite. N’est ce pas encore une fuite ? On ne peut pas trop s’en vouloir de ne pas avoir envie de faire face au présent, il est à vomir. Celui qu’on dirait arabe aujourd’hui, c’est quelqu’un qui meurt en mer, ou dans un poste de police, dans un bombardement, dans une manifestation, ou encore qui meurt d’ennui, dans un pays qui ne lui appartient pas, et qu’il veut fuir par tous les moyens, ou se meurt lentement d’angoisse, dans un pays qui ne veut pas de lui, et qui prend plaisir à y élire quiconque chantera la haine des Arabes. Alors on se saisit du futur, et on l’investit, de tout ce qu’on souhaite, du progrès, de l’aisance à exister, de la décolonialité, peu importe en vérité. Une belle tranche de fantasmes. Tant qu’on peut éviter de regarder ce qui nous arrive. Mais “nos” vies, nos situations c’est sans doutes maintenant qu’il faut les regarder en face, à l’instant même où l’on cherche à voguer par l’esprit vers le futur.

Myriam : 

Nous avons tous caché un « Je », embarrassé, incertain de sa présence, triste même. Le mien voudrait se cacher sur un toit de Tunis, plutôt que d’écrire au loin sur ces deux filaments qui s’échappent toujours des mains de mon « Je » sans repos.
Où commencer ? Où finir ? Devrions-nous commencer ? N’écrivons aucune fin, et tentons plutôt de rester dans le présent fuyant, cette aurore où se modèlent les formes, où se tord la terre, accouchant de figures inachevées et chancelantes, tandis que nos mains se noient contre la boue.
Nous parlons d’avenirs. Nous parlons de sauts par delà notre temps, de course essoufflée sur des ponts dévastés pour inventer une autre rive. Nous sommes-nous trompés ? S’agissait-il de « maintenant », de la présence de « maintenant » ? Où es-tu ? Comment vas-tu ? Qui es-tu ? Après tout, il ne s’agissait pas d’avenir mais plutôt d’aujourd’hui et sa multiplicité de déjà vu de l’immédiat.
Avons-nous jeter l’Arabe du présent, parce que trop proche, trop intime, rampant sous nos peaux, hantant nos arrières à chacun de nos pas. Avons-nous eu trop peur de partager nos corps avec son incessante figure gagnée par les fantômes, hantée par les cauchemars ? Où était-ce une simple satire, une faim folle d’avenir, du cœur de nos aujourd’hui à quatre murs privés de porte où rien ne peut jamais s’échapper ?

Malek : 

Un fantôme est sorti en ville aujourd’hui. Dans sa solitude, il s’est pris à écouter. Une femme chantonne au fond d’un café, seule dans le noir, ses cigarettes s’enchaînent, puis, au téléphone, elle raconte un millier de fois la même histoire : sa radine de colocataire a enfermé les épices à clé dans la ta9a pour qu’elle n’en fasse pas usage. Achète tes propres épices ! Et ton huile ! Tu gagnes de l’argent non ? À chaque fois qu’elle répète son récit, le fantôme grapille de nouveaux éléments. La colocataire radine n’est autre que sa mère, avec qui elle vit, mal, et qui ne cesse de se plaindre de sa fille à sa soeur. L’homme au téléphone est le mari de la tante, qu’elle veut convaincre avec sa version des faits. Plus tôt, le fantôme avait entendu, tandis qu’elle galérait avec le ruissellement de son kafteji, l’histoire d’une femme dont le frère la traînait en justice, elle et sa mère, pour des histoires d’argent. La mère, paraît-il regrette d’avoir toute sa vie voulu un fils pour finir avec un fils pareil, un fils qui lance les griffes de l’État sur elle. Voilà, la récolte d’un après-midi d’oreilles vidées de leur habituelle musique.

Lorsque je parle de “l’Arabe du Futur”, je dis “nos” vies. Par défaut. Parce que je refuse de dire “leurs” vies. “Leurs” vies à eux, là. Non, c’est pas possible. Je sais que nous ne nous confondons pas, que ça fait bien longtemps que je n’habite plus ce quartier de la ville, que je viens m’y promener, m’y souvenir de lueurs anciennes et d’éclat de rires partis se reposer sous la terre. J’habite plutôt un de ces immeubles, où l’on pose de lourdes portes en métal pour se protéger des voleurs mais aussi des mendiants “qui font peur”, à quémander jusqu’à votre porte, à s’approcher si près, si puissamment près.

Je refuse de dire “leurs”, parce qu’à la seconde où l’on dit “leurs”, on a déjà foutus des gens dans une cage, un peu comme à l’exposition coloniale. Mais “nos” vies, c’est aussi les dits miens, leurs doutes, leurs éclats de petitesse et leurs incompréhensions. “Nos” vies, là, dans toutes leurs éclosions, j’aimerais, m’y entortiller.

Kaoutar C : 

Tu vois Malek, déjà, sur le fil de ta parole que je lis, de loin, il y a d’autres que toi qui s’agrègent. La mère, la sœur, le père, l’État, et ce fantôme qui est ton alter-ego. Et dans la danse qu’ils se mettent tous à faire, alors que je t’écoute parler, il y a bien d’autres qu’eux, qui s’agitent, dans l’ombre.

Je vous disais parfois : je préfère un projet d’écriture mort-né plutôt qu’une imagination qui se configure dans le cloître de mon nombril. Mais c’était pour dire que je voulais que nous nous concentrions, nous aussi, que nous redoublions d’attention. Alors même que ce n’est qu’à partir de notre vie que nous ne pourrons jamais écrire, au dedans même de sa trame, la présence des autres s’est agrégée, comme toutes ces voix au téléphone que tu as entendues. Les autres ont affleuré, nous les avons mémorisés, nous les avons repoussés, ou nous avons entrepris d’entrer avec eux dans l’abîme difficile du lien et de l’amour. Nous avons crevé des yeux, arraché des langues, dans toutes sortes de violences muettes. Cela est valable pour nos proches, mais aussi pour toutes ces présences lointaines que nous ne faisons que nous représenter.

J’ai alors compris comme cela, ce projet de “l’Arabe du Futur”. Nous devions activer les moyens d’être plus attentifs, dans le présent, pour préparer une lie plus fertile, dans laquelle nous serions moins borgnes à toutes ces présences. Cela serait un travail de persévérance, contre un certain démembrement qui est le projet de nos dirigeants pour nous.

Kaoutar G : 

En vous invitant à penser l’Arabe du Futur, nous l’avions peu, voire pas, défini. Il pouvait être arabe ou ne pas l’être. L’être aujourd’hui mais ne pas l’être demain. Mais ne sommes-nous pas ici en train d’essayer de racheter un mot systématiquement utilisé par certains pour stigmatiser d’autres, pour les réduire au silence ? Ne sommes-nous pas en train de le rendre inclusif alors que dans nos pays il a été, et reste encore, exclusif ?

Je parlais avec un ami, un compatriote, qui me décrivait ce bout de terre que l’on disait nôtre. Il décrivait ses gens dans les montagnes et les campagnes, ses dialectes, ses prêches en chelḥa dans les mosquées. J’écoutais. Je découvrais ce que je pensais sincèrement connaître dans sa complexité et son hétérogénéité. Mais entre concevoir la diversité et l’expérimenter, il y a un gouffre. Un gouffre de non-dit, de non-su, de non-pensé.

Ce qui était défini dans notre invitation à écrire ensemble, c’était le “nous”. “Nous” penser, c’était ça l’idée. Et il est là le problème. Nous n’avons pas de mot pour nous désigner de façon juste en tant que collectif.

Que faire alors ? Serait-il plus prudent de ne pas dire « nous », d’écrire le strictement individuel en le pensant comme extrêmement spécifique ? Ou serions-nous là en train de tuer dans l’œuf l’écriture, la pensée et l’action ? Car oui, ces choses-là se font en groupe.

Je te rejoins ici Kaoutar C, alors que nous n’écrivons que de l’intérieur de nos vies, les autres s’y agrègent. Dans la violence muette que fait ici « l’Arabe du Futur » aux Amazighes et autres non-Arabes parmi nous, s’agrège le scandale d’un oubli historique.