Rêve éveillé d’un jeune arabe

Le train tardait. Il l’attendait sur le quai. Le train tardait et chaque minute passée à l’attendre le vieillissait d’une année. Il était sur le point de se lancer dans la vie active, une fois qu’il aurait son diplôme. C’était le début de l’air où le diplôme valait de moins en moins s’il n’était pas reconnu, très reconnu ; si l’étudiant diplômé n’était pas issu du monde fermé du prestige et des paillettes. En ce moment, il ignorait tout ça, ou du moins, il n’en voulait rien entendre. Vivre, tracer, à tout prix, sans se retourner. Le train partit de Saint Denis vers le nord. Le train n’allait pas bien loin et pourtant lui, il traversait tout un univers. A chaque gare, à chaque quai, le monde dehors changeait. La crasse devenait feuilles mortes d’automne. La foule, l’ « humanité » rétrécissait, blanchissait. La nature était plus abondante jusqu’à ce qu’elle soit forêt aux arbres dépecés, nus, plantés comme des fourches de l’enfer au milieu d’une terre noir, saupoudrés d’un blanc immaculé, malmenés par un vent glacial. Le train cheminait.

Confortablement assis sur le siège du train, il anticipait la rencontre. Il se voyait descendre du train, poser les pieds sur le quai désert et prendre la sortie vers le patelin. Il s’assoira alors sur un banc juste en face de la gare, parcourra l’air sérieux les quelques pages non encore lues d’un cahier « oublié » chez lui. Il marchera ensuite, par petit pas, le long de l’avenue principale admirant l’immense cathédrale qui se trouvait au fond de la rue, imposante, magnifiquement éclairée. Il fera bientôt nuit mais pas encore. Une fois au bout de cette avenue, il ne lui restera plus qu’à prendre une ruelle discrète, s’y faufiler pour se retrouver en face de la maison. Mais, il tardera, il prendra son temps. Il ira s’assoir sur les marches de l’église et sur ce lieu qui respire la sainteté, il osera enfin arrêter un moment ce flux qui le porte depuis quelque temps. Il immobilisera le temps, son temps. Il sera alors juge, juge de lui-même. « Par quelle folie peut-on plonger ainsi dans un océan sans fond ? Grand devait être notre degré d’inconscience pour croire qu’on allait sortir indemne de ce saut dans le vide. Mais l’on était trop pris par le bourdonnement à l’extérieur, trop pris par le fracas des uns contre les autres, pour ressentir ce serpent qui cheminait, sans relâche, en nous ». Il se reconnaîtra alors en ce soleil couchant qui irradiait ses derniers rayons et dont personne, absolument personne, ne pouvait garantir le retour au lendemain. Dans les meilleures des cas, il sera là, un peu plus métamorphosé, un peu plus consommé, un peu plus aigri.

Le train traçait. Il lisait les premières pages du journal. Rien de très intéressant. Quelques chiffres par-ci, quelques miettes de rêves par-là et une pincée de programmes, de plans, de questionnements révolutionnaires. Les pages intéressantes commençaient. Celles qui parlaient de l’amour : de l’amour des semblables, de l’amour des différences, de l’amour des idéaux, de l’amour des femmes, de l’amour des hommes, de l’amour de l’amour, de l’amour tout court, esseulé, s’aimant inlassablement, éternellement, sans rien demander en retour, sans demander ses restes, sans rien espérer, un lâcher prise complet dans les méandres de ce tourbillon. Et après : les remords, le désespoir, la nostalgie, tout ce qui était en lien avec ce soleil couchant au loin duquel on a osé s’approcher et près duquel on s’est brûlé. Pas de haine, pas de colère, une incommensurable empathie, compréhension, idéalisation de ces hommes du passé, du présent et du futur. Et plus ils avaient erré, avaient été dépravé, s’étaient jetés de tous leurs corps et leur âmes dans ce ring de la mort et plus ils figuraient, statues immortelles dans le panthéon de son esprit à elle, incandescents, inatteignables, beaux, beaux à en mourir. Quand il s’approcha de la fin du carnet, une peur sourde le pris par les tripes. Il se sentait fatigué, empêtré, comme s’il était planqué au milieu d’une bataille, qu’un brouillard épais l’entourait et qu’il se demandait comment en était-il arrivé là, contre qui se battait-il et quel danger tragique allait l’achever. C’est avec cette angoisse chevillée au corps qu’il épiait du coin des yeux l’apparition de son prénom au milieu des pages jaunies. Le train s’approchait de sa destination.

Rêver, espérer, aduler, quel mal y avait-il à transcender notre pitoyable vie, à s’élancer aux quatre horizons si ce n’est pas notre corps, pas notre esprit galopant ? Non, il n’y avait rien de mal à ça. Rêveur il l’était. C’était un immigré. Il venait du Maroc. Rêver, ça faisait longtemps qu’il en avait fait sa spécialité comme d’autres sont experts dans le bricolage. Quand il était petit, il bricolait à longueur de journée des rêves de toutes les formes et de toutes les couleurs. Maintenant qu’il était un homme, qu’on lui renvoyait qu’il devait être homme, avec un H majuscule, un Homme du monde, un Homme du Maroc et un Homme en pays d’accueil. Et comme quelqu’un qui allait quitter ses proches, il énumérait une dernière fois les bons souvenirs, les bons moments passés avec eux avant de les classer dans une partie reculée de sa mémoire.

La religion, ce dogme indiscutable, avec lequel on l’avait gavé durant son enfance et son adolescence n’avait pas survécu à la purge. En persistait une eau concentrée qui sentait le religieux et la sagesse humaine. Elle y était pressée puis versée goutte à goutte, précieusement, délicatement ; des expériences hors langage et hors description. Et il aurait pu crier qu’il n’y avait jamais eu que cette ombre affreusement sournoise et terriblement enveloppante, chaleureuse, présente. Les autres valeurs, règles, manières d’être au monde, angoisses, peurs, avaient volé en éclat. Non pas qu’elles avaient disparu mais leur poids s’était estompé libérant un nouvel homme.  Il avait vu sombrer le désir d’appartenance au groupe, à tout prix ; couler l’allégeance aux idéaux de la famille et à leurs métiers d’avenir ; détruites les croyances en la supériorité des diplômés d’ici et d’ailleurs ; diminué la valeur des livres devant l’expérience de l’autre, semblable et différent. Pourtant, dans son pays, on écrasait les pauvres ; on soudoyait pour tout et rien ; on expropriait les « moins que rien » pour revendre leurs terres aux riches ; on radicalisait les pauvres en vue de les jeter sur les riches ; on crevait les yeux des riches et surtout des pauvres pour que plus jamais ils ne puissent se voir ; on enseignait au plus riche et tant pis pour le pauvre ; on soignait quand on avait le temps, les moyens, encore la force ; on jugeait selon le plus offrant. On y traitait encore les femmes comme des êtres d’exception mais qui étaient trop fragiles pour être autres que des têtes travailleuses, penseuses certes mais sans en faire trop.

Toutes ces plaintes, ces tristes constatations lui revinrent comme revient une rengaine entêtée qui ne veut pas s’évincer. Elles lui paraissent comme des guimauves sans consistance ; trop mâchées et rabâchées, trop entendues, trop vues, non pas qu’elles n’étaient pas vraies, mais qu’elles étaient devenues trop banales comme des apparitions récurrentes dans des rêves attendus. Il était en France et la détresse des gens au loin lui paraissaient comme un phantasme, un nuage blanc que le vent a vite fait de balayer. Le cauchemar est devenu phantasme mais seulement pour se libérer de sa grandeur, de son illusion. Un peu d’oubli peut être salvateur. Trop d’oubli peut être fatal. Ses yeux s’étaient ouverts sur une autre réalité plus proche, celle de la souffrance et de la précarité des gens qu’il côtoie tous les jours, celle de sa propre précarité, celle de son quotidien d’immigré dans un pays plein de contradiction et puis celle d’un cœur aux prises avec ses propres contradictions, qui voulait être libre mais n’en était pas si sûr. Mais qu’en était-il de lui ? Etait-il fait de cet amas de contraintes, de règles, de devoirs. Il prit le temps de s’immerger dans cet océan de complaintes, de révélations et de promesses empoisonnées puis s’élança la tête la première vers ce gouffre dont on ne voyait pas la fin. Mais dans quoi s’était-il-encore jeté ?

Le train s’était arrêté. Il descendit sur le quai désert. Il se dirigea vers la sortie qui donne sur le patelin. Il s’assit sur le banc juste en face de la gare, juste en face de l’église qui brillait au loin, juste avant le coucher de soleil. Rêve de dieux et de déesses, phantasme pataugeant, ou réalité acide, il fallait qu’il tranche une fois pour toutes. Son avenir en dépendait. Il ouvra le journal intime à la page où il avait vu son prénom sans oser continuer. Et il lit les mots, les phrases, toute la noirceur des pages en un trait sans s’arrêter comme un fou, comme un affamé : « Enfin me blottir contre quelqu’un auprès duquel je pourrais me ressourcer(…) enfin, trouver quelqu’un qui puisse saisir mes humeurs et ma passion(…) mais sait-il vraiment qui je suis. Une fois qu’il saura à qui il aura à faire, pourra-il encore venir partager sa joie de vivre ». Une femme sensible, battante, qui appartenait à ce même monde étrange, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, les mots romantiques à souhait et les idées phantasmatiques jusqu’à parfois perdre toutes consistance, n’être plus que des débris de rêve tout juste bons à servir de combustible pour un feu intérieur, rouge sang ; assouvissant un étrange plaisir, celui de souffrir le martyre, d’être la héroïne tragique d’un roman fantastique peuplés d’hommes aussi perdus que héroïques. Il marcha vers l’église.

Ceci-dit, ceci-lu, il n’en était pas plus avancé. Qu’est ce qui le retenait sous ce vestige de sacralité. Ça ne pouvait être qu’une force plus imposante, impressionnante, qui se tassait au fond de lui, attendant le bon moment pour surgir. Il eut soudain une vision : c’était une femme, une femme en blanc, parfois une femme toute dorée, brillante, magnifique, réconfortante, trop présente, et d’autre fois une femme en rouge, avide, sur sa faim, inflexible. Dans la femme, l’homme se perd. Dans la femme l’homme crée une continuité à ses phantasmes et ses chimères. Cette femme blanche, de l’autre rive de la Méditerranée, il l’avait longtemps observée, épiée, attendue. Il  avait commencé à pressentir son parfum de liberté alors qu’il était encore au Maroc. Cette femme était la France compatissante, la France des lumières, la France sans aucun défaut. Son ombre était une femme de passion, d’ardeur, de fougue et tant pis pour le monde s’il y était aveugle, il devra s’y plier, du moins dans ses phantasmes. Et au loin, scrutant la rencontre de ces innombrables femmes et de cet homme dispersé vers autant d’horizons qu’il y avait d’étoiles dans le ciel bleuté qui toisait maintenant ce patelin de l’entre deux mondes, un enfant émergeait du néant. De quoi devra-il se libérer lui, des phantasmes grandioses d’une mère ou des rêves déchus et recyclés de son père ?

Il ne prit jamais la ruelle. Il ne reprit pas le train non plus. Il erra dans la forêt dont les arbres déployaient leurs ombres interminables à la lumière de la pleine lune. De plus près, les branches étaient plus fragiles qu’il n’y paraissait. Il les caressa de ses mains, cassa une branche assez mince et la planta dans la terre. A cet instant, il comprit que face aux phantasmes fantastiques et féminins, il avait mené une guerre d’homme sans merci, armé de cynisme et de dépressivité, un combat que mène chaque homme face à sa mère, face à toutes les femmes du monde, face à la femme en lui. Cette fois il fallait accepter de perdre le contrôle, de glisser  dans l’inconnu, accueillir l’autre, s’embraser, puis disparaître à l’horizon, être lune glacée puis renaître un beau jour, un nouveau jour. Les premiers rayons de soleil jaillirent de l’horizon.