Juan Manuel Salas Valvida

Enterrer

Son odeur a presque disparu de la pièce. Un vêtement ou deux, si l’on plonge le nez très fort dans le tissu, et encore. Il ne reste presque plus rien à sentir. Tout est parti. Chacun a pris ce qu’il a décrété son dû. Canne, chemise, mouchoirs en tissus. Tout devient la relique de leur chagrin en papier. Les larmes n’ont pu cacher l’avidité de certains regards. Nous nous sommes ensuite séparés. Chacun m’a confié le matelas sur lequel il a couché cinq nuits durant, m’a serré dans ses bras flasques, larmes au bord des lèvres, pour ensuite claquer trop fort la porte. Il ne reste plus que mon frère et moi. Enfin. Avec les années « frère » est devenu un trop grand mot pour dire ce qui me lie à cet homme.

C’est fini maintenant, ils sont tous partis. Je n’ai plus rien à faire, plus de mains à serrer, plus de femme à retenir, plus de larmes à regarder couler à ma place. C’est enterré bien au fond de la terre, le corps, les larmes, les cris et les mains serrées infiniment durant ces cinq jours, une chaise dans les allées et venues de la rue pour demeure forcée. Je peux partir. Je dois partir. Ma place ici est depuis longtemps morte. Il était idiot d’en douter. Je n’ai rien à rattraper, rien à espérer de ce ciel trop vif. Demain, au plus tard, je prendrais l’avion. Cet aller-simple, une foutaise, une excuse de coupable, une concession à leurs venins amers. Il n’a pas tenu sa main dans ses derniers souffles. Il n’a pas daigné venir. Leurs mots s’enterreront demain, à l’aéroport, comme toujours.

Leurs mots résonnent toujours dans mes tempes. Tout le monde aurait rêvé avoir une fille comme toi. Tu t’es occupée d’eux jusqu’au bout, ils sont partis en paix, fiers. Tu les rejoindras au paradis ma fille. Plus loin, bien sûr, à quelques mètres à peine, c’est autre chose qui se trame. C’est la pauvre, elle ne s’est pas mariée, la pauvre, elle est seule à présent, la pauvre elle n’a personne. La pauvre. La sacrifiée. Depuis la nuit des temps, depuis qu’il y a des parents et une fille à sacrifier à leur vieillesse, leurs soupirs s’enroulent inlassablement dans les siècles. Ils croient que j’ai craint cet instant, que je voudrais retenir mon frère ou le rejoindre pour le servir à son tour. Ils croient lire en mes larmes la peur d’être perdue. Mais ils ne savent pas, personne ne sait, que j’ai veillé un autre mort que celui qu’on a inhumé. Un mort qui n’a jamais vu le jour, dans le silence increvable de cette pièce.

Le silence de la maison vide est à peine tolérable. Plus encore que celui que nous avons fait régner ensemble toutes ces années. Car la vérité, je ne peux lui échapper en ce jour : il n’y avait pas qu’eux, pour l’imposer ce silence. J’en étais. Ma sœur aussi en était. Le silence qui règne aujourd’hui vient couronner de ses lames ces décennies où l’on s’est tous regardés mentir sans un mot de trop. Et même ce chagrin qui se hisse sans peine à mes lèvres, il est, lui aussi, mensonge. Je l’ai attendu ce jour. Je l’ai attendu comme on attend une délivrance. Je l’ai attendu et pas une larme n’aura coulé de mes yeux pour démentir ma hâte. Ce jour, que je me figurais être celui de ma liberté d’homme enfin gagnée, ce jour où je ne serais plus le fils de personne.

Aurais-je pu être autre chose que cette fille là ?  J’ai rejeté les prétendants, années après années, jusqu’au jour où le sang a cessé de couler, rayant les espoirs de descendance. Ni femme à, ni mère de. Je n’étais rien. Les reproches ont plu. Mais dire oui à un enfer était bien coupable que d’y avoir vu le jour. Ils étaient mon enfer, celui qui m’était tombé dessus à la minute où le sang avait coulé. Cent fois j’ai senti la révolte s’élever, cent fois j’ai senti ma voix naitre. Mais la rage est restée tout au fond de mon sang. Elle stagnait, parfois brûlante, parfois insipide. Attendant. Attendant. Attendons. Rien d’autre. Et voilà qu’en ce jour neuf, se révèle l’ampleur de ma défaite. Je suis restée fille à. Je n’ai été que ça. Jamais la révolte n’aura eu la force de percer autre chose que ma propre chair.

Mes cheveux sont gris et les rides de ma chair profondes. Quand je m’imaginais ce jour, je ne me donnais pas plus de trente ans. Je me donnais le temps de savourer la liberté promise par leur mort.  Il s’en est écoulé vingt-six de trop. Et ce n’est pas la liberté qui signe ce jour. Ce jour, il signe ma lâcheté. Il signe mon incapacité à tuer ce monde que je voyais couler. J’ai fui. J’ai préféré fuir à décimer. Fuir à respirer. Fuir à vivre. Comme des milliers avant moi, et d’autres milliers après moi. J’ai fais ma vie là où ils n’étaient pas, là où rien ne laissait imaginer l’ombre de leur existence, ni les meubles, ni les visages, ni les rues. Là où la vitesse morbide effaçait leur souvenir. Je me suis terré sous la Tamise, au fin fond de ses entrailles dégoutantes pour me faire oublier leurs visages. Et j’en ai oublié jusqu’aux raisons de ma fuite. J’ai enterré ma liberté sous le ciel mollement gris du Nord.

Je me suis enterrée. C’est ça. J’ai regardé leurs corps se défaire lentement, j’ai entendu leurs voix s’effondrer. Chaque jour découvrait un peu plus leur impuissance. Cela n’a pas suffi à me préférer. Plus ils étaient dépendants, plus ils étaient à ma merci et plus je sentais se refermer le piège. Il n’y avait plus rien d’autre dans ma vie qu’eux, ma rage solitaire et la poussière tapissant la chambre que mon frère s’était empressé de quitter. Il ne m’a légué aucun couteau. Rien qui puisse trancher ce cordon qui m’enserrait chaque jour plus fort. Nul horizon ne s’engouffrait dans nos fenêtres. J’ai attendu. Comme toujours. Attendu que Dieu ou qu’importe, reprenne son dû. J’ai attendu ce jour comme on attend une délivrance. Vaines, mes colères butaient toujours sur ma lâcheté. Je n’ai rien tenté pour écourter ma peine.

Il aurait fallu tenter de vivre ici. Il aurait fallu tenter n’importe quoi ici. Devant eux. Sous leurs yeux qui se seraient révulsés de dégoût face à ce fils qui aimait les fils. Tout plutôt que d’être ce mensonge de fils qui n’a jamais osé affronter leurs regards. Ce mensonge de fils qu’ils ont enterré avec eux. Il y avait la terreur. Cette terreur blanche qui m’arrêtait net, qui n’avait besoin ni de mots ni d’images, qui se suffisait à elle-même. Cette terreur que je n’ai rien fait pour calmer, que j’ai fini par nourrir de mon sang. C’était commode. Je faisais ma vie ailleurs et je la cherchais du regard à chaque fois que l’envie me venait de me retourner. C’était trop simple. Et voilà que le jour de ma délivrance me trahit à l’aube de cette vie que j’ai attendu. Il gifle mon visage de complice. La terreur ne tenait que par moi. Elle était ce monstre que je grossissais avec passion, à mesure que les corps de ceux dont j’étais le fils s’étiolait vers la tombe. Parce que j’avais fini, sans même m’en rendre compte, par m’attacher à sa densité. Par m’y enchainer comme on s’enchaine à un amour.

La chaine. Mince. Légère. Ma chaine. C’était ma peur, ma peur seule, qui fixait sa bride. Aller crever dans une ruelle. Connaitre homme et femme. Consteller mon sang dans une bagarre. Pisser à même le ciel. Tout cela était possible.  Mais c’était trop vaste et il y avait la peur. Sans mots et sans bruit, elle écartait le monde et tout ce qui pouvait s’y saisir. J’ai préféré m’enfermer dans cette pièce où ils ont pourri l’un après l’autre. Où ils se sont éteints, l’un après l’autre. Et moi avec eux.

Le travail de Juan Manuel Salas, peintre mexicain, tourne autour de la quête permanente de sens imposée par la question : "De quoi une peinture pourrait-elle "parler"? Bien que tout le monde, ou n'importe qui pourrait peindre, un bouquet de fleurs, un ciel nuageux, un paysage ou encore un portrait de femme, chaque peinture transportera toujours avec elle une histoire spécifique, et à une prise de position sur ce que la peinture devrait être.
Juan Manuel Salas Valvida, Fantasma II. 

 

Le travail de Juan Manuel Salas, peintre mexicain qui nous fait le plaisir d’associer ses toiles à quelques uns de nos textes, tourne autour de la quête permanente de sens, imposée par la question : « De quoi une peinture pourrait-elle « parler »?

Bien que tout le monde, ou n’importe qui pourrait peindre, un bouquet de fleurs, un ciel nuageux, un paysage ou encore un portrait de femme, chaque peinture transportera toujours avec elle une histoire spécifique, et à une prise de position sur ce que la peinture devrait être.
Salas explore donc les phénomènes visuels, et les liens qui pourraient les lier aux images contemporaines. La peinture est ainsi vue comme un système de signes sans surveillance. Ses explorations plastiques vont de la peinture figurative, à la peinture abstraite, de la photographie à la video ou à l’installation. A Asameena nous avons été très sensibles à ce questionnement sur les « éléments fondamentaux » de la peinture, sur la documentation préalable à l’acte de peindre, sur le positionnement contemporain d’une peinture qui ne tranche pas un style spécifique, mais suit pointilleusement un questionnement intérieur. Cela rejoint intimement nos propres questions sur l’écriture.