© Sarah Troudi

Daddy issues

Daddy issues est une série de trois textes publiés anonymement. Une fille qui reste silencieuse, s'adresse à son père.
  • Dialogue

     

    – J’ai pris un café après les cours avec un de mes professeurs à l’université. Il donne un cours sur la pensée anticoloniale, avec lui on fait Fanon, Memmi, Césaire. C’est un homme fascinant, il est italien, marxiste, gramscien, l’autre jour, il est tombé de sa chaise tellement il était enthousiaste à propos de Fanon, je te jure, il est incroyable. On est resté des heures à parler de Fanon, de l’Algérie, de la France, on a insulté Sarkozy. J’ai été tellement heureuse de prendre ce café, de parler de films et de livres que j’aime avec quelqu’un qui a des choses à penser et à dire, je te jure ça manque ici, on ne croirait pas, mais, ça manque.

     

    – Alors, qu’en dis-tu ?

    – Ne le refais plus. Ne reprend plus de cafés avec lui, ne prend plus de cafés avec tes professeurs.

    – Pourquoi ?

    – Parce que c’est un homme qui te donne des cours. Parce qu’il est italien. Parce qu’il ne croit pas en Dieu. Parce qu’il est immoral et dépravé.

     

    – Il faudra m’expliquer italien.

    – Les italiens, ils sont comme ça.

    – Comme quoi ?

    – Comme ça.

     

    La fille s’élance dans un éclat de rire. Son rire traverse dix-sept mille kilomètres pour s’échouer dans l’oreille de son père.

  • Lettre au patriarche

    Je ne savais où t’envoyer cette lettre. Je vais l’envoyer à l’adresse de mon père, par découragement, parce que je n’ai pas su où tu vivais, toi. Je n’ai vraiment rien à te dire à part que ça fait des années que je te cherche, et maintenant que je te trouve, que je sais des choses sur toi, et je me sens suffisamment forte pour m’adresser à toi, je me rends compte que je n’ai vraiment plus grand-chose à te dire. Je n’ai pas de cris dans la gorge, pas de rage à extirper, rien, si ce n’est du désarroi, et une triste lassitude de devoir encore et encore te faire de la place dans ma vie.

    Tu m’as volée, voilà. Tu m’as détroussée. Je ne sais rien d’autre que ça. Il y a eu avant et après. Un jour, je jouais au ballon avec mon père sur les plages, le soir, on se boxait en riant. Et d’un coup, comme ça, tu es venu, tu as tout balayé. Au début je n’ai pas compris, j’ai accusé, j’ai crié, j’ai haï, j’ai écrit « Crève » sur des carnets, puis j’ai écrit « Die » quand ma mère les a trouvés. Quelle mouche l’avait piquée ? Toi, la mouche. Il y avait cette voix, ces rugissements d’homme bafoué, cette tension qui montait dans ses veines, son cœur qui battait trop vite, ses gifles qu’il retenait par respect, qui lui restaient en travers de la gorge, ces insultes assourdissantes. Ça m’est désagréable de te dire tout ça, tu le sais bien, tu y étais, moi aussi ; nos visages se sont croisés.

    Tout ça c’était toi. Je vous distingue à présent. Je te vois, là, hors de lui, aspirant trop d’air. Tu le possèdes à intervalle irrégulier. Il suffit d’un rien, et tu t’engouffres en lui, l’homme de sang est remplacé par le symbole gardien du sang virginal.

    On s’est un peu perdus de vue quand je suis partie, j’ai souvent pensé à toi, je riais de ta défaite, tu mordais la poussière à pleines dents, j’y ai pris un plaisir très minutieux. J’ai souvent pensé à toi, aussi parce que j’ai voulu comprendre. Ce qui s’était passé. Pourquoi je m’en étais pris plein la gueule comme ça. La distance aidant, j’ai appris à te donner un nom. Tu étais toi et il était lui. J’étais presque contente.

    Presque. Parce qu’à la longue j’ai réalisé que moi aussi j’ai perdu. J’ai perdu les fils qui me liaient à mon père. Quelques minces cordes tiennent encore, agitées par les vents de tout ce qu’il faut taire. Rafales de silence prêtes à renverser le peu qui tient encore debout. Silence buté, silence d’attente, silence vengeur.

    Il suffit d’un mot, d’un mot entre deux froissements pour que tu t’éveilles, et chaque fois ton visage livide me dégoûte, tu as mal vieilli : ta chair morte qui s’agite en vain, ta colère impuissante, on aurait presque pitié. Tu ne m’effraie plus vraiment, mais tu me fais encore mal. Mal parce qu’il n’est pas assez fort pour te barrer le chemin, mal parce que quelque part, tu es toujours chez toi, chez lui, et que c’est moi qui ne suis pas chez moi.

  • Anonymat, Mon Amour.

    J’écris sous un autre nom pour que tu ne me trouves pas. Pour continuer à me taire. Pour prolonger le silence. Parce que l’impasse ça n’est pas que toi, c’est aussi moi. J’ai pris des habitudes. Je ne les interroge même plus, c’est comme une tradition, c’est comme ça, et c’est comme ça parce que c’est comme ça que c’est.

    Moi aussi je me dédouble, il y a moi qui pense haut et fort, qui a pris le temps de tout déballer, de tout questionner. Et puis, il y a aussi moi, qui ne dit rien, qui pense à ne pas laisser de traces, qui est rongée par une peur panique d’être démasquée et détruite. Cette peur, sur laquelle je ne peux pas poser de point d’interrogation, elle sait se faire silencieuse, si bien que j’en oublie jusqu’au souvenir. Et puis, des fois, le barrage cède et revoilà les tremblements de mes douze ans, qui me prennent comme si on ne s’était jamais quittés. Madeleine d’angoisse.

    Et puis, il y a ce no man’s land, (que de mots bien choisis), celui où je ne suis pas là, où tu n’es pas là. Il n’y a que des ombres dansant dans la pénombre. Ce prairie noire où l’on s’échappe, où même les étoiles sont de trop. On vient pour des raisons toutes à soi, on s’y sent personne, et pourtant par-dessus tout on s’y sent soi.

    Que de cris murmurés dans la prairie, de tout âges et de tout temps. Que de noms d’emprunts, de chiffres, de blancs, de cahiers que l’on cache, de cadenas aux clés soigneusement gardés, que de pensées dédoublées, redoublées. Que d’espaces ouverts au nez des prisons, que de sourires esquissés dans le noir.