© Samir El Mesnaoui

Amour de pigeons

Mustapha la trentaine, la barbe jusqu’au nombril avec son jilbab afghan vend des chaussettes, des senteurs orientales et des livres de poche sur l’enfer, le serpent chauve et les péchés des femmes devant la mosquée du quartier. Sa journée commence vers 9h du matin avec salat addoha jusqu’à la prière du soir al icha. Il présente sa marchandise sur la chaussée. Vend aux passants et aux hommes sortis de la mosquée des articles fabriqués en Chine mais venus de la Mecque. Il s’interdit de contempler les passants et passantes, il passe ses journées à s’occuper de son commerce, de son chat qu’il appelle Sahbi ou lire en diagonale un de ces ouvrages qu’il étale soigneusement sur le pavé.

Chaque matin, il verrouille le cadenas de sa bicyclette au poteau à droite de la petite place devant la mosquée. Il décharge son gros sac rempli de marchandises. Il sort une poignée de grains de maïs qu’il étale aux pigeons de la place de la mosquée. Il murmure quelques prières de réprobation pour les soulards et autres enfants clochards habitants nocturnes de la place. Il est dans le droit chemin, contrairement à eux.

Il les trouve beaux les pigeons, ils sont dignes et fidèles.

–  Tu vas avoir une récompense auprès de Dieu pour avoir nourri ses pigeons mon fils, dit souvent la vieille femme de ménage qui s’occupe de la salle d’eau de la mosquée, en tintinant des dirhams dans la poche de son blouson.

– Salam 3alaykoum a mi Fatna, en même temps il faut que le cœur soit dur pour ne pas succomber à la beauté de ces créatures toutes fragiles et toutes gracieuses, Soubhana Allah !

Le chat court embêter les pigeons…

– Eloigne-toi de ces oiseaux ! Je t’ai ramené à manger. Viens ici, voilà une bonne sardine frite que j’ai laissée de côté pour toi, ne le dis à personne !

Mustapha ouvre le nœud d’un sachet en plastique foncé pour faire sortir un autre sachet blanc, avant de déballer une feuille de journal qui elle-même emballe une deuxième.

Le chat miaule avec impatience…

– Doucement, il ne faut quand même pas qu’on sente l’odeur de la sardine dans mes affaires !

Il déplie la dernière feuille et la pose par terre, se lève et admire avec tendresse et satisfaction le chat en train de dévorer son butin.
Il regarde le ciel, et dit doucement :

– Ya fettah ya reza9 ya moussahel al arza9

Il se dirige vers les toilettes de la mosquée. Il prend une poignée de détergent et rentre se laver les mains.

Mustapha étale sa grande bâche et organise soigneusement sa marchandise : les senteurs au fond à droite près de sa chaise basse en plastique, les chaussettes au fond près du mur et enfin les livres à gauche loin de lui et proches des passants.

– Personne ne va voler des livres, les livres n’ont de valeur que pour ceux qui les lisent, et pour les marchands de pépites. Yak a sahbi ?

Il s’installe, baisse les yeux pour ne pas tomber dans le péché de voyeurisme et il l’attend. Elle passera d’un moment à l’autre. Il est capable de reconnaître le son de ses pas à des mètres de lui. Il reconnaît ses chaussures, ses pieds et son parfum. Il ferme d’habitude les yeux pour qu’il ne soit pas tenté de la suivre du regard. Mais son visage éblouit ses yeux fermés. Tout l’univers s’effondre et se reconstruit, il a l’impression qu’il va s’évanouir tellement la terre tourne autour de lui. Elle a tourné à gauche vers l’autre ruelle. Comme d’habitude. Il ouvre les yeux, les pigeons ont pris leur envol vers sa ruelle. Ils sont heureux, ils font ce que lui voudrait faire. S’il n’y avait pas Dieu.

Cette femme, ce papillon. Ce sourire, ce soleil. Cette tentation, ce diable. Non ce n’est pas le diable, c’est une fée, comme celles qui l’attendent au Paradis. C’est un examen de Dieu pour vérifier sa foi.

Ce soir, il va redoubler d’efforts. Il va assister aux cercles de sa communauté. Fortifier sa foi et son engagement. Il compte prier toute la nuit jusqu’au lever du soleil. Mais avant, il doit gagner de quoi nourrir sa famille. Ses enfants et sa femme, celle choisie par son guide et qui satisfait ses besoins, presque tous ses besoins.

Sa petite maison composée d’une chambre et un salon est très propre, organisée et simple, avec peu de fournitures. Une petite télévision allumée en permanence avec un barbu tout en blanc qui décrit le paradis et l’enfer. Une table qui sert à tout: table de cuisine, de révision pour les enfants et table à manger pour toute la famille. Un nikab accroché près de la sortie et trois tapis de prière empilés sur une commode près de l’entrée.

Son épouse, si jeune et si maigre, avec déjà trois enfants qui ont l’âge de ses petits frères. Sa pauvre femme raide fait des efforts pour le satisfaire. Si seulement satisfaire son homme était une tâche à dimension exclusivement charnelle. Préparer à manger et se préparer à coucher. Avant de dormir, elle se prépare toujours, pour son mari, au cas où. Elle met la même nuisette fleurie, un maquillage extravagant couvre son visage dur de poupée de bois, sourire légal selon les préceptes bien décrits par les cheikhs d’autres pays lointains, mais ces cheikhs ne le connaissent pas lui. Quand il lui fait signe qu’il ne veut pas ce soir, elle pousse un petit soupir discret, heureusement qu’il n’en voulait pas, alhamdoulillah 3ala kouli 7al . Une semaine par mois, elle porte sa tunique noire, celle qui veut dire qu’elle est impure, impropre à la consommation, qu’elle est sale et vile. Les femmes sont imparfaites, que Dieu leur pardonne.

Sa femme est une bonne épouse.

Il est de plus en plus difficile pour lui de toucher sa femme. Il ne peut plus trahir sa fée. Il ne peut plus trahir sa déesse. Il n’y a plus de femmes, il n’y a plus de couleurs, que celles de sa rose. Ce soir, il passera la nuit dans le cercle du dikr . Il demandera à Dieu de lui pardonner d’avoir des idées aussi ignobles a propos d’une une autre femme qui n’est pas sienne.
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Le printemps pointe le bout de son nez. Les petites fleurs dans les pots des quelques balcons d’immeuble devant la place commencent à prendre des couleurs.

Quand elle achète sa baguette le matin de chez la boulangerie, elle mordille le bout lors de son chemin de retour. C’est un enfant si joyeux, c’est une femme si cruelle.

Elle retourne à la maison, prends la ruelle à gauche. Les pigeons eux, prennent leur envol vers La ruelle. Ils sont courageux, ils font ce que lui ne peut pas faire.

Il fait beau aujourd’hui. Elle doit accompagner son fils de l’école à 10h. Il est à espérer qu’elle achète de la viande chez le boucher à droite de la mosquée. Ou rencontre une de ses voisines devant le marchand de légumes d’en face. Par un jour aussi beau qu’aujourd’hui, les rayons de soleil chatouilleront ses yeux souriants, se feront un chemin sur ses rides naissantes et s’infiltreront entre ses mèches. Astaghfirou Allah!

Lorsqu’elle passe par la place, les pigeons s’excitent, bougent dans tous les sens. Elle les regarde, absente, et ne se rend pas compte de leurs désarroi. Les pauvres pigeons passent pour un décor pour elle.
Les vendredis, elle passe en milieu de matinée vers le cimetière. Il le sait parce qu’elle passe avec un panier de pain à la main, et c’est vendredi.

Il baisse les yeux, les pigeons s’envolent vers sa direction. Les pauvres pigeons.

Le dimanche est son jour préféré. Il n y a pas beaucoup de bruits, pas beaucoup de passants. Il est capable de sentir son parfum et d’entendre le bruit de ses pas de très loin. Il profite de ses moments de lumière plus longtemps et quand elle passe après la prière d’al asr pour aller au hammam et revient toute lumineuse une heure après. Il jette un coup d’œil incontrôlé qui le détruit en mille morceaux. L’après-midi elle sort sans ses enfants. Aujourd’hui elle sent le jasmin, elle marche de son pas léger, en chaussures de sport et pantalon en jean… elle est parfaite. Elle tourne dans la ruelle. Il la suit de son âme et de tout ses sens. Les pigeons aussi la suivent, ils volent devant lui, il sent le battement de leurs ailes proches de son visage. Allez-y ! Soyez courageux !

Ramadan arrive. Le Ramadan, Mustapha est heureux. Ramadan est joie, Ramadan est renoncement, c’est le mois le plus heureux pour Mustapha. C’est vrai que le quartier se transforme, c’est vrai que ses affaires marchent bien. Mais son bonheur est lié à autre chose.

Un mois sacré qu’il attend pendant toute l’année. Et pendant tout le mois, il attend la nuit sacrée d’al qadr . La soirée d’al qadr, elle passe devant son étalage et demande al3oud et les bois de senteurs. Elle lui adresse la parole, elle lui souhaite lailat 9adr moubaraka ou 3ouacher moubaraka et demande ses senteurs. Elle lui tend son argent de ses mains de soie et attend pour recevoir la monnaie. Elle le remercie en souriant, il garde ces moments dans son cœur, c’est le destin qui lui sourit une fois par an. D’ailleurs, pendant toute l’année il trie parmi sa marchandise les meilleurs morceaux qu’ils lui seront destinés. Destinés à elle.

En cette soirée de lailat al 9adr, Mustapha est fiévreux. Un mélange d’anxiété et d’excitation enfantine. Et si elle n’achète pas de chez lui ses senteurs ? Et si elle demande à quelqu’un d’autre de le faire ? Comment vais-je continuer à vivre ? Comment vais-je passer cette nuit ? Dès le matin, il passe de l’enchantement absolu au désespoir le plus sombre. L’espoir fait vivre et fait mourir. Il s’est préparé spécialement pour ce jour, il a mis son meilleur 9amiss tout blanc, il s’est parfumé avec du musc et il a bien brossé ses cheveux et sa barbe, il vérifie chaque quart d’heure si sa ta9ia est bien faite.

Elle s’arrête devant lui, attend son tour pour être servie. Quand elle a voulu ouvrir la bouche pour commander avec sa voix magnifique. Une vieille est venue lui emboîter le pas et s’est précipitée à demander des bois de senteurs. Les deux dévisagent l’intrus de travers, mais la vieille à grommelé des excuses et a tout de suite salué Mustapha. Elle demande des nouvelles de sa famille et de sa mère avant de formuler à son tour sa commande. Il essaie de dissimuler sa haine envers cette vilaine ravageuse de son moment tant attendu. Il a préparé son sachet très vite sans concentration. Il s’est trompé plusieurs fois avant de servir la vieille. Il voulait la virer, la jeter loin de son univers.

Et voilà le bonheur:

– Que puis-je pour vous ?

– 5 grammes de 3oud et un paquet de bois de senteurs, s’il vous plaît.

Son cœur allait s’arrêter. Ses mains tremblaient. Ça ne peut pas être l’amour, ça doit être Satan, aoudou billahi mina chaiyatni rajim .

Il prend l’autre sachet, celui qu’il a choisi pour elle tout au long de l’année et commence à choisir les écorces et à les peser.

– Pourquoi vous utilisez un autre sachet ? Pourquoi me donnez-vous pas du même sachet que la dame de votre famille ?

– Celui-là est meilleur madame, vous pouvez me faire confiance.

– Vous vendez la bonne qualité à votre famille et à moi, vous me donnez le deuxième choix. C’est hram et nous sommes dans une nuit sacrée. Pesez de l’autre sachet.

– Je vous jure madame…

et il lève les yeux pour la première fois pour la regarder de si près, les yeux dans les yeux, les uns furieux, les autres amoureux. Il ne peut plus parler. Quelle force il lui faut pour sortir une voix audible de ses tripes. Il baisse les yeux rapidement, se ressaisit. Wa 7loul 3ou9datan min lissani, yaf9ahou 9awli . Elle est le pharaon, elle est le sultan, elle est le tout et moi rien. Je vous jure madame, que c’est une meilleure qualité, vous êtes une cliente fidèle et je veux vous donner le meilleur 3oud du marché. Tenez, celui de l’année dernière comment vous l’avez trouvé ?

– Bon! l’air sceptique.

– Faites-moi confiance. Voilà je vous donne un peu de l’autre pour juger par vous-même. Je suis sûr que vous allez aimer le premier.

– Combien ! un peu moins furieuse !

Tue-moi et fais-moi vivre ! Sois furieuse, sois gentille, reste à côté de moi, près de moi, devant moi. Tu es déjà en moi.

– Rien, essayez le, et si vous aimez revenez pour payer.

– Et si je n’aime pas ? et si je ne reviens pas ? C’est Ramadan, je ne veux pas commettre une injustice qui gâchera mon jeûne.

– Vous allez venir et vous allez aimer. Je le sais.

Mais qu’est ce qu’il fait ? Il ne doit pas parler à une femme avec cette aisance, cette familiarité. Il doit se ressaisir, il est en train de tomber dans le gouffre du haram et il est tellement heureux !
Elle hésite mais avant de partir elle le complimente sur le 3oud du Ramadan précédent. Elle lui sourit et son âme vole légère.

Lorsqu’elle part, il se noie , il s’enfonce dans son for intérieur.

Le soir, les pigeons ne sont pas là ; il n’y a que lui qui la suit ! Il n’y a que lui qui brûle !

Déchiré entre la culpabilité et l’amour. Tiraillé entre le bonheur et le péché. Il ronge son étalage et rentre à la mosquée prier et pleurer. Sa nuit sacrée, fut blanche. Mon Dieu pardonnez-moi, aidez-moi à l’oublier, ayez pitié de mon cœur !

Elle est revenue le lendemain payer, elle était fatiguée. Elle a dû veiller elle aussi. Elle a aimé la senteur, elle et ses invités et elle voulait une autre quantité pour la fête d’al fitr. Elle le remercie, lui souhaite bonne fête et part.

Depuis ce jour, elle le saluait quand elle passait. Il n’était plus invisible, elle le voyait.

Mustapha commença à nourrir des espoirs insoupçonnés, anéantis parfois par des retours bruts à la réalité. Il savait qu’il ne pouvait pas demander sa main. Son amour pour elle, devrait être étouffé dans les cercles du dikr et dans les bras durs et froids de sa femme.
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Ce premier dimanche d’août était particulièrement chaud. Tout le monde était en vacances. Le quartier était vide de ses habitants. Quelques pigeons bravent la chaleur sous le seul arbre de la place, près d’un vieux plat en métal rempli d’eau, que Mustapha avait mis. En cette chaleur, les créatures de Dieu ont besoin d’eau. Il connaît bien la soif lui, ce besoin d’élixir de vie, du corps et de l’âme. Il a soif lui aussi mais son désir inassouvi devient de plus en plus lourd. Il sait bien que plus on contemple l’eau plus on en a besoin. Mais il l’attend comme pour se châtier encore de ce péché qui n’a pas encore eu lieu, comme pour se réconforter après une longue vie d’abstinence qui ne pourra que s’allonger davantage. Dieu sait tout !

Un peu avant salat al asr, elle passe avec son sac dans la direction du hammam. Il sent toujours son parfum, sa respiration, le bruit que fait son sac suspendu sur son épaule quand il touche son bassin. Le soupçon de ses mollets sur les fontes latérales de sa djellaba pour divulguer ses talons rouges, ils doivent être doux. Elle le salue en passant de son sourire généreux. Quand il a répondu avec un salut vénérable, grelottant, suffoquant, elle le regarde surprise, sourit et continue son chemin.

Une éternité après, ou du moins c’est ce qu’il a cru attendre, sa déesse toute en fraîcheur, passe devant lui, lui qui n’est plus qu’un semblant d’homme, ses mains tremblent, il est fiévreux, il doit prendre un peu de miel ce soir, il doit boire trois gorgées de l’eau de zemzem .

Il est où mon chat ?

Et si je l’aborde ? Et si elle refuse mes avances avec dédain ? Je lui dirais que je veux un mariage halal et que je suis capable de subvenir à ses besoins et ceux de ses enfants. Mais en réalité je n’en suis pas capable. Et si elle refuse ? Et change de chemin habituel ? Comment pourrais-je vivre sans son sourire avec lequel elle m’arrose désormais. Je vais mourir!

Mon Dieu, tu es grand ! Le bonheur ne dure que des instants laissant derrière lui une infinité de regrets. Elle a déjà tourné par la ruelle, il la suit de toute son âme. Les quelques pigeons la suivent pour lui, mais reviennent affolés d’un vol trop bas.

Le bruit de ses pas se tait, elle s’arrête. Ce silence l’emporte, et son cœur se fige.

Elle crie sourdement. Qu’est ce qui se passe ? Il court dans sa direction, non, il vole dans sa direction pour découvrir qu’elle se fait molestée par deux adolescents, couteaux à leurs mains. Elle avait peur, un des deux gamins lui touche le visage, elle tourne la tête, elle l’a vu et de ses yeux effrayés demande son aide.
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Il se réveille dans ses bras, sa fée en train de le secouer en pleurs. Il savait qu’il y a une justice quelque part. C’est surement le moment le plus heureux de sa minable existence. Elle pleure. Pourquoi pleure-t-elle ? Les fées ne pleurent pas au paradis. Et ce sang dans mes mains, d’où vient-il ? Ces deux corps déchiquetés ? Et ce pigeon solitaire qui caracoule?