Je le poussais dans les escaliers.
Pas une fois pas deux fois pas trois fois.
Je le poussais dans les escaliers parce que je le pouvais.
Parce que c’était amusant.
D’abord il résistait
Les bras tendus les mains appuyées sur chaque mur pour
résister à la pression, résister à la chute puis plus vaincu par
mon rictus que par ma force physique il lâchait prise, se
protégeait la tête et dégringolait les marches.
Il pleurait.
Je ne riais pas, ne pleurais pas.
J’y prenais un plaisir intense, certain.
C’était ma drogue. J’étais bien. J’avais cinq ans, lui quatre. Il
était mou, maladif et a pissé au lit jusque tard. Jusqu’à ses seize
ou dix-sept ans je crois. Il était fin, pâle, délicat.
On le surnommait tête de melon, parce que chez nous
les melons sont toujours jaunes, pâles et délicats.
Et j’avais une tête ronde, de gros yeux et le corps fin.
On m’appelait la sardine.
Parfois on l’appelait petite pisseuse aussi. Je n’ai jamais
compris pourquoi pisseuse parce que je ne connaissais aucune
fille qui pissait au lit mais je connaissais un garçon et c’était lui.
Petit pisseur aurait mieux convenu.
Je l’aimais beaucoup, je le trouvais un peu niais, je lui préférais
son frère ainé.
Plus vif, drôle.
Toujours une anecdote sous la dent, une chanson nouvelle au
fond du gosier, quelques fois un petit cadeau pour moi, des
petits parfums généralement ou du chocolat, qu’il volait dans
des magasins où il travaillait l’été. Il avait quatorze ans.
Salah, je le poussais dans les escaliers mais il m’aimait. Il ne
me dénonçait pas mais il m’est arrivé de me faire prendre ce qui
me valait les cheveux tirés et les cuisses pincée avec les doigts
pleins de sel.
Il m’aimait vraiment beaucoup, m’appelait grande soeur. Il avait
pour moi du respect, mêlé de crainte, de déférence. Le respect
mêlé de crainte et de déférence mua au fil des ans en amour
inconditionnel, celui d’un frère à la soeur qu’il n’a pas et qu’il
s’était donné pour mission éternelle de protéger –
Contre ses ennemis, contre des amis, contre elle-même. A cinq
ans, j’en avais six si l’on compte bien,
Il pissa sur ma meilleure amie avec laquelle on s’était
disputées. Au sujet de billes
– ou celui d’un frère grand de taille, musclé, rompu aux
méthodes des cités françaises,
petite frappe de banlieue.
caillera comme ils disent et cela me semble être une
orthographe idéale. Utiliser le verlan à l’envers,
pour humilier ceux qui l’ont inventé.
c’est-à-dire
Il a fallu pour cela faire des études en Sciences politiques car
dans la rue
on apprend à cogner pour toute réponse
Je le poussais dans les escaliers. Ceux de chez les grandsparents
qui n’étaient déjà plus là depuis longtemps où il a
grandi avec une mère trop connue – ma tante – et un père
presqu’inconnu – il est lui-même incapable de mettre un visage
sur celui dont l’unique attention a été de l’aller enregistrer dans
le livret de famille. Le reconnaître
Cadeau premier et dernier du père absent.
Les escaliers étaient étroits, on pouvait sur chaque marche
poser un pied entier de petit enfant descendre en crabe quand
on est adulte. Une énorme canalisation le divisait en deux, à
mi-chemin il fallait se baisser pour descendre totalement et
c’est là qu’il était sauvé
de ses petites mains il s’accrochait à cette canalisation
quand elle n’était pas cassée car elle fuyait sans cesse et une
fois tous les quatre mois elle s’effondrait arrachant dans sa
chute un morceau de plafond et quelques cris aux femmes et
enfants et on faisait appeler le même plombier qui la réparait
mal contre un couscous et une paire de vieilles pompes ou un
pain de sucre et un que dieu te bénisse et rétribue ton travail à
sa juste valeur.
C’est sans doute ce que dieu fit puisque le plombier perdit la
vue et sa fille dû louer ses charmes à des vieilles bonnes
femmes européennes parce que comme ça – disait-elle – je reste
vierge.
Il n’y avait pas que moi pour le pousser dans les escaliers,
Salah.
Il y avait l’oncle pour l’attacher par les chevilles et le laisser
pendre comme ça vingt minutes par jour à chaque fois qu’il
pissait au lit
– donc tous les jours.
je ne pouvais rien faire pour lui je l’ai convaincu que ça
rendait intelligent le sang qui descend dans la tête ça fait mieux
réfléchir. Il me disait oui, tu as raison.
ça ne faisait que durcir sa tête et il cognait plus fort.
Il y avait la cousine de nos mères qui l’obligeait à rester au lit
en l’y attachant pour ne pas avoir à s’en occuper.
Il y avait son père qui éteignait ses cigarettes sur la poitrine de
sa mère lors de sa visite annuelle
.
Il y avait sa mère qui… Enfin il n’y avait pas sa mère.
D’amant en amant, il lui arrivait parfois de rentrer avec du
chocolat. C’est important le chocolat : il paraît que deux cent
cinquante grammes de chocolat avalés nous donnent
l’impression de l’amour.
Elle a été là six mois, après un ramadan. Elle avait mis un voile
sur la tête et rentrait tôt tous les jours après le travail. Enfin,
c’est ce que nous crûmes au début. Il s’est vite avéré qu’elle
s’était entiché d’un gringalet un peu malhonnête mais qui la
baisait bien. Elle l’aurait demandé en mariage et pour se
débiner, il lui a imposé le voile. Elle a déprimé pendant six
mois, donc. Il ne l’épousa jamais. Elle fini par jeter le fichu et
s’en retourna à ses affaires et au Golden Tulip Farah d’avant les
attentats. Le Saphir il s’appelait alors.
Je la soupçonne de manger trop de chocolat.
Voilà, il était mal parti dans la vie mon petit Salah et moi je
pensais que c’était normal de le taper puisque tout le monde le
tapait.
La maison était construite sur deux étages qui nous semblaient
immenses parce qu’on louait le rez-de-chaussée de trois pièces
et un patio à trois familles usées avec un taux de croissance qui
force le respect : en moyenne naissaient deux enfants tous les
ans.
Beaucoup de mort-nés dans l’affaire parce que le taux
d’humidité de ce taudis était bien haut aussi.
La maison n’excédait pas les 50 mètres carrés par étage mais
nous étions riches car nous étions moins pauvres que les
pauvres et que chez nous la cocotte minute sifflait tous les
midis.
La cousine de nos mères découpait les patates en chantant, un
enfant sur le dos mon petit frère que je surveillais parce
que je connaissais les pratiques de ma sorcière bien-aimée.
Mon oncle – un gars massif troisième dan de judo, le même que
tout à l’heure – monta les trente-trois vieilles marches cinq à
cinq, écumant, furieux, il appuya ses deux mains sur
l’encadrement de la porte de la cuisine et de toutes ses forces
projeta ses pieds sur la cousine qui s’écroula par terre. Je couru
vers elle, essayai d’intercéder en sa faveur, en vain. Ses yeux
allaient tomber de sa tête et des perles de salives pendaient en
guirlande sur sa barbe de beau gosse dépressif. Je profitai d’un
long monologue accompagné de crachats pour détacher mon
petit frère et l’emportai hors de la cuisine. La pauvre Halima
par terre entre la cuisinière et le placard à poubelle en bouffa
du coup de poing, du coup de genou et autres techniques de
judokas. Dans la chambre voisine, Salah tremblait derrière un
coussin. J’en ajoutai d’autres de façon à nous construire une
cachette un garde-fou et couru trouver le draps qu’il a mouillé
la même nuit
Je le jetai par la fenêtre,
revins à notre planque. Halima gémissait de douleur, suppliait,
hoquetait. Les coups plurent sans interruption pendant une
dizaine de minutes. Sorcière tu m’as ensorcelé putaindesorcière
j’ai trouvé sept grains de blé dans mon tagine hier et un cheveu
dans ma soupe. Salope. Sorcière. Tu m’as jeté un sort. Putainde
sorcièrejevaistecreverlesyeuxt’arracherlaglottetebrûlerentièrej’a
uraistapeautedépecerjevaistetuerdemespropresmainsetj’irai en
prison c’est mieux pour moi qu’ici la prison c’est pour
les hommes les vrais Disait-il en étranglant de ses deux
mains Halima qui couignait comme une truie qu’on immole.
Des voisins alertés par les cris s’introduisirent dans la maison
par la terrasse et réussirent à trois hommes et une vieille mémé
qui entra par je ne sais quelle entrée secrète qu’elle seule
connait à maîtriser la bête. Il s’en fut fumer des joints dans sa
tanière et on ne le vit plus pendant trois jours.
Halima pleura tout l’après-midi en s’appliquant de la glace sur
ses hématomes son cou bleu elle avait même un doigt cassé
parait-il et respirait difficilement.
Nous restames, Salah mon petit frère et moi cachés derrière les
coussins jusqu’à ce que ma mère fut rentrée. Je lui racontai la
scène, terrifiée et excitée d’avoir vécu une telle aventure. Elle
ne parut pas s’en émouvoir. Elle haussa simplement les épaules
et me dit:
Bien fait pour elle. Elle a cru quoi ? Qu’à peine arrivée de sa
campagne natale elle allait mettre le grappin sur mon frère ?
Ça va la remettre à sa place. C’est bien. Elle l’a pas volée.
Avec son gros nez de négresse et ses cheveux en laine d’acier
elle a cru que mon frère tomberait amoureux, cette idiote !
Mon frère, le plus beau ! Les filles s’évanouissaient en grappe
devant la maison et dans les escaliers qui mènent à l’étage là
sous la canalisation tellement elles souffraient d’amour pour
lui. Et des filles pas n’importe lesquelles ! Des filles blondes,
les yeux bleus, la croupe à faire noyer les chalutiers, la bouche
une petite bague en or, la taille comme ça pas plus que le tour
de ma main, des filles de bonnes familles, père bijoutier, caïd,
colonel, mère fassie, et frère gendarme dans le nord. Toutes
ont attenté à leurs jours tellement elles n’en pouvaient plus
d’amour. Et la blédarde qui débarque de son trou à rats, pleine
de poux et de tiques, ses pieds qui font deux pointures de plus à
cause de la peau morte, elle croit qu’en faisant des allersretours
dans sa chambre… Bien fait pour elle, ça va lui
remettre les os en place. Elle ira au hammam se faire masser
et notre malade, bref tu connais le dicton.
Je ne savais pas le dicton mais je le sais maintenant.
Et je sais aussi que la femme est un loup pour la femme.
Je sais aussi ce que sorcière veut dire, ce que salope veut dire,
ce que putain veut dire. Ils veulent tous dire la même chose ces
mots ils veulent dire femme.
Femme aimée, femme désirée, femme crainte, femme redoutée.
Femme insultée.
Femme battue.
Femme écrasée.
Femme assassinée.
Quand Salah devint plus grand, plus carré, jamais il ne leva sur
ma personne une main menaçante. Sa main se porta par contre
sur tout ce qui était mâle et qui osait me contrarier puis
s’étendit jusqu’au simple regard posé sur moi lorsque la puberté
rampante vint déranger mes jeux d’enfants, faisant de moi de
façon brutale et inattendue, un objet de convoitise.
Ce n’était nullement pour commenter ma belle géographie,
plutôt pour éprouver leur virilité que ces jeunes et moins jeunes
hommes me léchaient des yeux et me gratifiaient d’expressions
toutes faites, apprises entre eux, transmises comme un précieux
héritage. Ils portent ces mots comme on porte un habit. Cela les
distingue et les soude en grand corps mouvant, multiple, fait de
petits chaînons qui évoluent dans l’espace, entre les classes
sociales et dans le temps.
Mises à part quelques petites variations impliquant nouvelles
technologies et actualité, les petites spécificités culturelles, les
expressions – et cela est vérifiable, sont les mêmes dans tout le
bassin méditerrannéen, de la génération de mon père à celles
sans bagout et sans ambitions qui dégoulinent depuis
Flattée un court moment, je me souviens qu’à l’époque déjà je
le menaçais de ne plus jamais me promener en sa compagnie
s’il continuait d’agresser les gens ainsi. Je n’étais moi-même pas
sans réponse face aux assaillants mais en venir aux mains tous
les cinq cent mètres était un temps pris sur celui où nous
jouions au billard.
Il ne passait pas un jour sans que quelqu’un ne se plaignit de
Salah. Violences insultes fourberies escroquerie mauvais jeu.
Et à chaque fois qu’il frappait quelqu’un, insultait quelqu’un,
subtilisait quelque chose à quelqu’un, il partait d’un rire aigu,
large, il passait du regard noir sourcils froncés yeux de criminel
on disait alors au rire à gorge déployée fou expression d’un
bonheur juvénile d’une bonté sans égal d’une enfance amputée
Comme
Comme
Si
Tout
N’était
qu’une mauvaise blague
Mais tu étais déjà frappé, insulté, méprisé, délesté de ton jouet
goûter ballon tes billes ton téléphone portable
Et n’étais pas d’humeur à t’attendrir sur ton bourreau
Jamais plus je ne le poussai dans les escaliers et jamais
Pas une fois
il n’essaya de m’y pousser à son tour il m’appelait
maintenant ختيتي petite soeur et m’aimait comme on aime une
petite soeur quand on n’en a pas aussi quand j’ai vu sa
photographie dans le journal et l’histoire de sa ceinture
retrouvée dans une poubelle ceinture d’explosives rien que ça et
lui pas retrouvé encore en cavale je ne sais où j’ai été
confrontée à un sentiment qui m’assaille souvent
j’ai compris
mais je n’ai rien compris
pourquoi attendre tant d’années pour pousser les mauvaises
personnes dans les mauvais escaliers
Il aurait fallu qu’il pousse la cousine qui aurait dû pousser mon
oncle qui aurait dû pousser son père qui aurait dû pousser son
père et Hassan II et la France dans les escaliers et tous les
colons et tous les grands seigneurs les patriarches les dictateurs
Il aurait dû pousser son père sa mère la mienne l’école publique
marocaine l’école de la république les voisins et tous les oisifs à
fleur de murs et tous les bourgeois et leurs veuleries et leurs
ambitions médiocres et leur cul-culterie et leur goût pour les
centres commerciaux et les aquariums géants leur égoïsme les
islamistes et leur foi mauvaise leurs barbes qui cachent les
forêts toutes les femmes qui ne disent pas non ça suffit je ne
veux pas je veux mieux je veux mieux je veux je veux je désire
toutes les femmes qui ne disent pas oui toutes dans les escaliers
tous dans les escaliers que leurs os s’entrechoquent se brisent
contre les petites marches que leurs têtes se cognent à la
canalisation qu’on les retrouve en bas des escaliers tout en bas
ce qu’il y a de plus bas en un amoncellement de corps
immobiles inertes gémissants et Salah et moi serions en haut
des escaliers, comptant à trois et poussant tous ceux-là qui
feraient la queue dociles hypnotisés et rendus à tour de rôle
tiens c’est à toi allez c’est mon tour trois deux un
et hop
Comme cela serait beau
Comme nous serions heureux et libres
Comme ce serait juste
Et nous monterons sur eux et nous planterons à leur sommet
sur le patriarche des patriarches des drapeaux de victoire et de
paix avec nos petits t-shirts rayés de bagnards que nos parents
nous faisaient porter à tous à toutes à tous les mioches lors des
pique-niques de famille sous prétexte de ne pas nous perdre de
vue
L’humour a bon dos