« Dans ce pays, on aime les généralisations abusives » Personne, jamais.
Pour entamer cette réflexion dans les règles de l’art de ce que je me propose d’étudier, je vais commencer par une anecdote. Voilà alors, ça se passe à Paris, je bois un café avec une amie marocaine, juste avant de reprendre un avion pour Tunis. Elle me raconte comment, en quittant son ancien appartement, elle a versé 500 euros en trop à l’agence immobilière et a failli ne jamais les revoir. La responsable au sein de l’agence a tout fait pour ne pas lui rendre cet argent. Elle a inventé une porte cassée à faire réparer, une caution insuffisante, des frais imprévus, une serrure à refaire. Elle est allée jusqu’à appeler la police pour la chasser quand elle a compris que mon amie ne sortira de son bureau sans son dû. Bref, elle a essayé de voler cet argent. A ce moment-là du récit, mon amie s’interrompt et dit « Tu vois, ça m’arrive ici aussi. Ça aurait très bien pu m’arriver au Maroc cette histoire. Mais ça m’arrive ici et on n’en fait pas toute une histoire ». Et de fait, on savait l’une et l’autre que si la même mésaventure s’était déroulée dans l’un de nos pays respectifs, son récit aurait eu de grandes chances de devenir « toute une histoire ». « Toute une histoire », qui aurait sans doute commencé par les mots « fhal bled », « dans ce pays », « el cha3b hedha », « le Tunisien », « Les Marocains » etc. Mais l’histoire qu’elle racontait se passait en France, à Paris, la voleuse était une femme blanche, cadre. Dès lors, aucune secousse ne nous poussait dans les bras familiers de « Dans ce pays… ». Il semblait parfaitement ridicule de faire du comportement de cette femme une anecdote représentative du comportement « des Français ». Mais alors, si c’était ridicule pour eux, pourquoi est-ce que c’était si indispensable, si naturel pour « nous » ? C’est à cette question que j’aimerais essayer de répondre ici.
La fusée
Qu’est-ce qui se passe pour qu’en Tunisie ou au Maroc, on glisse si naturellement de l’anecdote à la critique du pays et de son peuple ? Ce qui s’est passé, c’est ce que j’aimerais appeler la fusée.
Imaginez une anecdote quelconque sortir d’une bouche quelconque. Une seule condition : l’anecdote doit raconter une mésaventure, quelque chose qui a produit une contrariété : « Il n’a mis que deux crevettes dans ma pizza fruit de mer », « Le marchand de légumes m’a refilé des tomates pourries », « On n’a pas voulu me donner le papier que je voulais à la municipalité » etc. Aussitôt dehors, l’anecdote embarque à bord d’une fusée. La fusée monte à toute vitesse, puis, arrivée à une certaine altitude, elle explose et les déchets retombent en masse sur un rayon recouvrant « ce pays » ou bien « ce peuple ». Ça donnerait dans notre exemple, quelque chose qui ressemblerait à ça :
« Un agent immobilier a essayé de me voler l’argent que je lui ai versé en trop. Dans ce pays, on ne pense qu’à voler son prochain ».
Cette phrase, par sa structure, par ce qu’elle exprime, est un exemple parfait du discours qui m’intéresse. Ce discours présente un certain nombre d’invariants qui le caractérisent. Trois en particulier me semblent incontournables, et c’est autour d’eux que ma réflexion va s’articuler. C’est à travers eux que je vais essayer de comprendre le comment et le pourquoi de la fusée.
Premièrement, le caractère implicite de la fusée. Aucun mot ne vient faire le passage entre l’anecdote et la généralisation qui la suit. On ne dit pas : « Un agent immobilier a essayé de me voler donc/voilà pourquoi/car ce pays est un pays de voleurs ». La fusée est de l’ordre de l’évidence.
Deuxièmement, le changement d’échelle. De l’anecdote individuelle nous sommes passés, par le biais de la fusée, à la généralisation sur « ce pays ». Cela aurait pu aussi être « ce peuple », « les Tunisiens » ou encore « le Marocain ». Les échelles intermédiaires, celles qui pourraient nous faire gagner en nuance, (« cette ville », « cette région », « cette classe sociale ») n’existent tout simplement pas. La fusée se refuse à la nuance, elle ne peut exister qu’à travers le « tas ».
Enfin, si d’une seule anecdote, on peut tirer une ou un enchainement de plusieurs généralisations, le propos de ces dernières ne varie presque pas. Tout tourne autour d’un seul et même thème : le caractère invariablement lamentable de « hal bled » et de « hal cha3b ».
Les interactions individuelles, comme celle que nous venons de décortiquer, ne sont pas les seules occasions d’embarquer à bord de la fusée. En nombre d’occasions, on peut voir un incident, un scandale politique, économique, sanitaire, qu’importe, devenir « révélateur » de « la situation du pays », et ainsi, ouvrir le robinet lacrymal sur « l’état du pays ». L’incident, joue le rôle de l’anecdote tandis que « l’état du pays » – toujours lamentable et au bord du précipice – joue celui du jugement négatif.
Par exemple, l’entrée en collision d’un navire marchand appartenant à la compagnie tunisienne de navigation (CTN) en octobre 2018, a fait l’objet d’une amplification de cet ordre : avant même qu’une enquête ne se mette en place pour connaitre les causes et les responsables de l’accident, il était devenu symptomatique des « maux de ce pays », le comportement des marins (« Jawna Fezfez »), représentatif de « la mentalité de ce pays » et surtout, surtout « mettant à mal l’image du pays » (motif pour lequel certains d’entre eux seront arrêtés à leur retour en Tunisie). Un sentiment de honte collective était de mise dans les médias surtout[1]. Ces hommes étaient à la fois « à l’image » du pays et ternissaient « l’image du pays » dans le monde. Les invariants évoqués précédemment s’appliquent aussi à ce type de fusée : changement d’échelle qui va de la partie au tout, absence de connecteurs logiques entre l’anecdote (ou l’évènement) et la généralisation, constance dans le caractère négatif de la généralisation.
On peut aussi croiser des fusées en littérature. Souvent, des comportements sont décrit comme particuliers, uniques à un pays donné et ce de manière totalement injustifiée. Par exemple dans Pierres enchantées de Rodrigo Rey Rosa, l’auteur écrit après qu’un des personnages ait pris la fuite après un accident de voiture : « c’était la réaction typique, le réflexe des conducteurs guatémaltèques : ne jamais s’arrêter afin d’éviter les complications ». Comme si le délit de fuite était une spécialité guatémaltèque. De même dans le par ailleurs génial Crépuscule du Tourment de Léonora Miano, on peut lire à de multiples reprises des « Dans ce pays » suivi d’un constat généralisant, alors même que jamais le pays en question n’est explicitement nommé. : « Dans ce pays nul ne se soucie de son personnel » (comme si tout le pays avait une femme de ménage et un jardinier) ou encore « les sciences dures n’avaient pas la côte dans ce pays ». Souvent, ces assertions sont négatives et donnent la désagréable impression de décrire – mal – des phénomènes pour un public étranger et ignorant du pays. La question de « dans ce pays » en littérature fera l’objet, je l’espère d’un autre article. Ici je ne m’intéresserais à la fusée qu’en tant que discours dominant à l’intérieur de certaines sociétés. Pour ça, je vais reprendre et développer les trois invariants évoqués au début.
Analyse des invariants
La fusée comme adossement à un ordre du monde
Si la fusée peut être lancée sans user du moindre connecteur logique, c’est qu’il y a autre chose qui lui permet d’exister. L’absence de connecteurs dessine en creux une présence : celle d’un ordre épistémologique suffisamment fort, suffisamment hégémonique pour devenir invisible, pour ne pas avoir besoin de se dire ou de se justifier. Imaginons un instant qu’il me prenne l’envie de décréter que les Français sont des voleurs parce que le sandwich que j’ai acheté dans une boulangerie en France était trop peu garni. Il me faudrait faire une démonstration particulièrement longue, particulièrement pointue pour que mon propos soit pris pour autre chose que de la foutaise et encore. Si tel n’est pas le cas si je faisais la même chose en Tunisie, c’est parce que dans le cas de la Tunisie, mon propos s’adosserait sur un ordre du monde où circule sans cesse un stéréotype[2] qui veut que les Arabes (et donc les Tunisiens) soient des voleurs, des arnaqueurs etc. Les fusées ne se font pas toutes seules. Une fusée ne peut exister qu’adossée à un ordre du monde qui rend « normales », « sensées », « logiques » ou « évidentes » ses conclusions.
Dans Réflexion sur la Question Gay de Didier Eribon, livre qui, avec Réflexion sur la Question Juive de Jean-Paul Sartre, a particulièrement nourrit cette réflexion, Eribon postule que l’injure à laquelle est exposée la personne homosexuelle, n’est efficace, n’est dicible, que parce que le monde social est hétéronormé et homophobe. De la même manière, le caractère évident de l’enchainement « Un agent immobilier a essayé de me voler. Dans ce pays, on ne pense qu’à voler son prochain » ne peut exister que soutenu par un monde où la représentation des Arabes fait qu’ils sont stigmatisés, dominés, violemment mis en tas à travers des stéréotypes et interdits d’individualité.
Cet ordre du monde est construit politiquement. Toute domination matérielle se double d’une domination symbolique qui vient la renforcer. Dans le contexte de pays comme le Maroc ou la Tunisie et plus généralement toute nation « dominée » ou « infériorisée » dans l’ordre du monde[3], une construction politique a fait sédimenter la généralisation, non seulement en « sens commun », en manière privilégiée voire unique de penser l’environnement immédiat, de « nous » penser « nous-mêmes », mais aussi, et surtout, l’a dirigée vers une seule direction : celle de l’auto-flagellation. Cette construction politique est soutenue de l’extérieur par les dominants producteurs du stéréotype (les occidentaux par exemple) et est maintenue à l’intérieur par les dominants-dominés (certains pans des classes moyennes et supérieures qui aspirent à ressembler aux dominants)
La mise en tas
Edward Saïd a bien démontré dans son ouvrage Orientalisme la centralité de la généralisation dans la pensée orientaliste. Les occidentaux ont construit les orientaux comme un seul et même tas, uniforme, doté de caractéristiques régulières, immuables, inscrites dans leurs gènes et leurs sangs et ce, afin de les dominer, en construisant un savoir tout aussi immuable sur eux. De même pour l’hétérosexuel chez Eribon :
Il [l’hétérosexuel] est en position de domination « épistémologique », puisqu’il tient entre ses mains les conditions de production, de circulation et d’interprétation de ce qu’on peut dire de tel gay en particulier et des gays en général, mais aussi les conditions de réinterprétation et de resignification de tout ce que les gays et les lesbiennes peuvent dire d’eux-mêmes et qui est toujours susceptible d’être annulé, dévalué, ridiculisé, ou simplement expliqué et réduit à l’état d’objet par les catégories du discours dominant »
Didier Eribon, Réflexion sur la Question Gay
Le dominant est entre autres choses un regard. Est dominant celui dont le regard a la force du décret. A partir de ce qu’il « voit »– c’est-à-dire, à partir d’yeux d’avances chargés de stéréotypes, d’images, de représentations, de reportages télévisés, de livres, d’images qui renforcent l’idée qu’il a déjà – le dominant décide de ce que sont essentiellement et irrévocablement « les autres ». Il est celui qui a le pouvoir d’émettre et de reproduire des généralisations pseudo-savantes sur ce qu’est « ce pays »[4] à partir d’anecdotes, d’idées reçues, de stéréotypes. Bien sûr, ici, un rôle particulier est dévoué aux « savants », ceux qui produisent et reproduisent les discours stéréotypiques sous les traits du savoir objectif. Les savants regardent, étudient pour mieux mettre dans le même tas et effacer les individualités. Et sur le tas figé qu’ils auront contribué à créer, se déploieront non seulement les instances disciplinaires, Etat, police, colonies mais aussi, les médias, les livres, les films, les photos, les peintures qui renforceront et vulgariseront cette vision des « Autres ».
Saïd montre que les savants orientalistes utiliseront des expressions qui signifieront la mise en tas, la mise dans la même boite : « Les expressions « L’Arabe » ou « les Arabes » ont une aura qui les met à part, les définit et leur donne une cohérence collective, de telle sorte qu’elle efface toute trace d’Arabe individuel ayant une histoire personnelle que l’on peut raconter ».
Dans le cas qui nous intéresse, on voit bien qu’exprimer des opinions en commençant par « l bled hedhi » ou « el cha3b hedha » ou encore « le Tunisien » implique une mise en tas radicale qui prend les allures d’un savoir sur le tas en question :
El bled hedhi + caractéristique atemporelle
El cha3b hedha + tare congénitale
L’aboutissement de ces formes de mise en tas : l’exercice de la violence sur le tas déshumanisé formé par ces discours. Ce n’est pas un hasard si l’une des utilisations les plus courantes de « El Cha3b hedha » est « El cha3b hedha mayfhem ken bel 3sa ».
Grosse parenthèse : L’impasse de reductio ad orientalisme
Lorsque je me suis posée la question du pourquoi de tous ces « dans ce pays », mon premier instinct m’a menée vers une réponse simple, toute faite : Si en Tunisie et au Maroc les « dans ce pays » sont lâchés au tout venant, c’est la faute à l’orientalisme, à la représentation des occidentaux sur les orientaux et à la manière dont nous avons politiquement, intellectuellement et culturellement intériorisé cette vision de nous-mêmes. Seulement en me faisant relire et en exposant mon idée, on m’a fait remarquer que ce n’était pas juste le cas de « ce pays », qu’il y avait aussi d’autres « généralisés » et « généralisables » : les guatémaltèques de Rey Rodriguez, les soviétiques dans La Supplication de Svetlana Alexiovitch, les classes populaires s’arrachant le Nutella en promotion etc. Alors, il a fallu revoir toute l’explication. Je me suis rendu compte que dire – encore et toujours – « c’est à cause de l’orientalisme », ça aurait été faire exactement ce qui est dénoncé dans cet article : exceptionnaliser un problème en en faisant un phénomène particulier à la relation Occident-Orient ou encore colon-colonisé. Je préfère m’appuyer dès lors sur une théorie plus large :
Seule une sociologie de la domination (et de l’opposition structurante entre « dominants » et « dominés ») et une théorie de la « légitimité » (et donc de « l’illégitimité » et des mécanismes de « l’illégitimation ») peuvent nous permettre de penser toutes ces questions. […] Le dominant, comme le dit Pierre Bourdieu, est celui qui réussit à imposer la manière dont il veut être perçu, et le dominé, celui qui est défini, pensé et parlé dans le langage de l’autre et/ou celui qui ne parvient pas à imposer la perception qu’il a de lui-même.
Didier Eribon, Réflexion sur la Question Gay
Orientalisme, sexisme, racisme, classisme, homophobie, tous ces phénomènes prennent source au même endroit : la domination. Il est important de faire le lien entre ces phénomènes, de comprendre que la haine de soi n’est pas exclusive aux ex-colonisés. Tous les dominés, de classe, de genre, d’orientation sexuelle, de race sont à un moment ou à un autre, regardés, pensés, parlés et définis par d’autres qu’eux et cela aura des effets nets sur leur perception d’eux-mêmes. Les dominants ont tendance à se définir comme norme, comme étalon en faisant des « autres » des anomalies, des exceptions, des problèmes, des recalés, des retardataires etc. Il importe dès lors de savoir ce qu’on va faire dans cette situation : renverser la table ou plier.
Cha3b m****k (Ken éna)
C’est pourquoi il me semble nécessaire de m’arrêter à présent sur le troisième invariant ou plus précisément sur un de ses produits immédiats. Je voudrais évoquer ici celles et ceux qui lâchent des fusées à longueur de mésaventures. J’aimerais montrer comment les lanceurs de fusée se situent socialement et quels découpages ils entendent créer en faisant usage de ce discours.
Il me semble que les adeptes de « dans ce pays », « les Marocains », « el cha3b hedha » etc. cherchent sans le dire (et peut-être sans même s’en rendre compte) à créer une séparation nette entre un « moi » (eux) et les objets du discours dominant. Celui qui s’engage dans la voie de « dans ce pays » cherche à s’extraire du tas, à s’individualiser. Et pour s’extraire du tas, il le critique, il s’en lave les mains. Il est celui qui, en assenant des généralisations – les mêmes que celles produites par les occidentaux – sur « ce pays » et « ce peuple », tente d’exprimer tant bien que mal une extériorité à ces entités. Il met en scène – en filagramme – sa propre exception, son imperméabilité aux sentences qu’il administre au tas et in fine, tente de réclamer une appartenance (toujours incomplète, contrariée et évidemment, vouée à l’échec) au groupe dominant dont il reprend la position de surplomb et les stéréotypes.
L’insulte opère par généralisation et non par particularisation. Elle globalise plutôt qu’elle ne singularise. Il s’agit d’attribuer à une catégorie (désignée dans son ensemble ou à travers la personne de l’individu) des traits qui sont constitués comme infamants et qui sont considérés comme applicables à tous les individus qui composent cette catégorie. […] C’est pourquoi également les individus qui appartiennent à une catégorie stigmatisée font, bien souvent, tout ce qu’ils peuvent pour se dissocier du groupe constitué par l’injure. Bien qu’appartenant à un « collectif » de fait constitué comme tel par l’effet de l’injure (c’est-à-dire on l’a vu, par tout un processus d’assujettissement et de constitution des identités personnelles), les membres d’un tel « collectif » s’efforcent de s’en dissocier, pour parvenir à voir, ou à faire croire qu’ils voient, les autres membres de ce groupe avec les yeux de ceux qui lancent l’injure et les moqueries ».
Didier Eribon, Réflexion sur la Question Gay
Cette caractéristique des amateurs de fusée est à rapprocher des analyses que fait Sartre de ce qu’il appelle « les Juifs inauthentiques » (« les Juifs inauthentiques sont des hommes que les autres hommes tiennent pour Juifs et qui ont choisi de fuir devant cette situation insupportable ») dans Réflexions sur la Question Juive. Sartre évoque dans ce texte les différentes expressions que peut prendre la fuite du Juif inauthentique face à l’antisémitisme qui le vise. Une de ces techniques consiste justement à « emprunter l’antisémitisme » des dominants pour se faire bien voir d’eux et se distinguer à titre individuel des dominés. Le Juif antisémite condamne les « siens » en réactivant les représentations antisémites qui leur sont accolées. Il vient lui-même confirmer la véracité du discours raciste dominant et ce, dans l’espoir (toujours vain) de se voir épargné, voire célébré par les antisémites (Les juifs sont tous des… sauf celui-là qui pense comme nous). « En se sentant juges, ils échappent à la condition de coupables » écrit encore Sartre. Lâcher des « dans ce pays » et le chapelet de généralisations négatives qui va avec, c’est quelque part, jouer à ce jeu-là : se désolidariser des siens en les jugeant, et ce, pour mieux se faire voir du dominant.
Une question se pose toutefois : si dans le cas des juifs et des homosexuels dans la société française, nous sommes face à un schéma de minorité dominée par une majorité au sein d’une même société, dans le cas qui nous intéresse, on parle de pays indépendants où les dominants dans l’absolu, c’est-à-dire les blancs, sont numériquement minoritaires et relativement peu visibles. Alors comment se fait-il que ce discours se porte si bien à l’intérieur de pays indépendants ? A cette question, je n’ai pas de réponse précise. Seulement une remarque : il semble bien que l’indépendance, la nation, ne suffisent pas à régler la question[6]. Il faut plus que ça. Les dominants pourront continuer à dominer sans présence physique, tant qu’il y aura dans les sphères de pouvoir et de production de savoir des dominants-dominés, qui seront non pas tant « des traîtres » à leur service, mais, plus grave peut-être, des « complexés » qui cherchent à leur ressembler.
Car la fusée est d’abord et surtout un moyen de se distinguer socialement des « Autres » dans des pays où ceux qui sont les plus valorisés socialement sont ceux qui se rapprochent le plus des occidentaux. Les « Autres » dont il faut se distinguer, ce sont les condamnés par « la modernité » : les « metkhalfin », les « mzamrin », les « pas civilisés », ceux dont « la mentalité » pose problème. Ces « Autres »-inférieurs-avec-qui-je-n’ai-rien-à-avoir-Dieu-merci-j’ai-fais-la-Sorbonne-moi-Madame.
Dès lors, le rapport entre celui qui usera de la fusée contre « hal bled/cha3b » dont il veut s’extraire à tout prix pour se rapprocher du groupe dominant – en vain, on ne le répètera jamais assez[7] – sera vécu comme une altercation permanente : « Moi VS les autres, leur mentalité, leur 3waj, leurs caractéristiques intangibles et insupportables, que je vois partout, qui m’encerclent et m’obsèdent ». Ce rapport d’altercation s’illustre de manière assez intéressante chez celles et ceux qui expriment l’envie de migrer : ainsi, on entendra des gens qui ont vécu toute leur vie « dans ce pays » – souvent en étant privilégiés – dire : « Je ne suis pas fais pour vivre dans ce pays/ avec ce peuple etc. ». L’idée n’est pas de contester leur droit à migrer, à voir ailleurs, il y a déjà suffisamment de visas, de douanes et de blancs pour le faire, mais il est important de comprendre ce qui fait ce décalage entre soi et le monde qui nous entoure et dont ils sont, il me semble, l’incarnation la plus spectaculaire. Je me suis souvent demandée quel sens de « la normalité » on pouvait développer en Tunisie : Quand on évolue dans un espace où tant de monde – à commencer par nos propres gouvernants – s’accorde à dire que le pays est « en retard », « en voie de développement », « en périphérie », on ne peut pas avoir « un sens de la normalité » immédiat. Tout ce que l’on vit, tout ce que l’on voit dans l’espace public est médié par une norme implicite, celle du « non-retard », celle du « développement », celle du « centre ». Cela crée des situations de décalage quasi-permanentes[8] avec cette norme invisible et pourtant omniprésente. Et ce décalage, est, je crois, à l’origine d’une souffrance, d’un sentiment de « manque »[9] et d’humiliation qui pousse certains à exprimer de la haine de soi, à cracher sur un miroir.
J’ai grandi dans un environnement où les « dans ce pays » étaient la règle, où « el cha3b hedha mayefhem ken bel 3sa » était la conclusion de toute discussion politique. J’ai mis du temps à me défaire de la fusée, et encore, je la sens me gratter de temps en temps. Un travail d’introspection, de déconstruction permanente des schémas de pensée qui semblent évidents et naturels, est nécessaire à qui veut se donner une chance aussi bien individuelle que collective, de sortir de la haine de soi, du mépris de soi, et de la3sa.
Mais il ne suffit pas de déconstruire, je crois qu’il faut lutter aussi, contre les producteurs de ce discours particulariste, destiné à soumettre, à humilier. Lutter contre les occidentaux et leur racisme hégémonique. Lutter contre cet Etat qui tabasse les uns et pouponne les autres parce qu’il y aurait des élites éclairées d’un côté et des masses arriérés de l’autre. Lutter contre ces élites économiques et politiques qui pillent pour cacher leur argent chez les dominants et n’ont que le mépris à la bouche. Lutter contre ces intellectuels et ces cultivés qui figent leurs concitoyens en une liste de tares sans voir la poutre rouillée qui siège au cœur de leurs têtes. Lutter, en somme, contre tout ceux qui fabriquent de l’inégal, du hiérarchique.
[1] Même si le procédé est problématique et un peu bête, il est intéressant d’imaginer une situation similaire impliquant des occidentaux. Prenons le cas du Costa Concordia ou du bateau qui est rentré dans un quai à Venise en juin 2019. Est-ce qu’il est venu à l’idée de quiconque de faire de ces accidents des « révélateurs » de la situation du pays d’origine de l’équipage ? Est-ce que les concitoyens italiens du capitaine du Concordia qui a pris la fuite après l’accident ont ressenti de la honte ? Ont-ils eu peur pour « l’image du pays » ? Non, évidemment, ça serait parfaitement ridicule. Ridicule pour tout le monde sauf pour nous.
[2] Dans une conférence sur l’orientalisme dans le cinéma, Mehdi Derfoufi, s’appuyant sur les travaux de Richard Dyer distingue quatre caractéristiques propres aux stéréotypes :
- La catégorisation comme ordonnancement, comme mode de compréhension du monde
- Raccourci de sens qui mobilisent un grand nombre de significations
- Rapports qui expriment un rapport de pouvoir
- Sédimentation, répétition et circulation du stéréotype
[3] Cela inclut d’ailleurs les pays dominants, qui peuvent se sentir relativement dominés dans tel secteur ou tel autre. Par exemple, en France, depuis des années, un complexe d’infériorité sévit par rapport à des pays comme l’Allemagne, plus attractive économiquement, ou encore par rapport aux Etats-Unis dont la langue a une plus grande influence mondiale que le français.
[4] Le livre « Sur Naples » de Walter Benjamin, Asja Lācis et Alfred Sohn-Rethel est à ce titre un excellent exemple. L’Italie du Sud est particulièrement « orientalisée », à la fois par les Italiens et les Européens du Nord, bien qu’officiellement faisant partie de « l’Occident ». Dans les quelques courts essais de ce recueil, les trois auteurs assènent des généralisations sur « les Napolitains », « le Napolitain » et ce à partir d’une poignée d’anecdotes vécues, de scènes auxquelles ils ont assisté. On constate que les auteurs recyclent les mêmes anecdotes, les mêmes observations dans leurs différents essais.
[6] Ce qui pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi « finir l’indépendance », « nettoyer les derniers vestiges de la colonisation » soit une revendication politique si féconde aujourd’hui encore.
[7] « Puisque le principe de l’injure est de globaliser, d’effacer les singularités personnelles, son pouvoir constituant a déjoué par avance les stratégies individuelles pour se dissocier du groupe à qui elle s’adresse collectivement et dont fait partie, volens nolens, celui qui tient à s’en dissocier ». Didier Eribon, Réflexion sur la question gay.
[8] Quand le décalage semble comblé cela donne lieu à des exclamations – assez révélatrices – comme « Kounch 3lik fi Franssa » « Kounch 3lik fel l’Europe » tel que je me rappelle les avoir entendues au début des années 2000 quand le premier hypermarché Carrefour a ouvert ses portes
[9] Il faut comprendre manque ici comme نقّص