Un entretien avec Karim Kattan

Karim Kattan est l'auteur de Préliminaires pour un Verger Futur, recueil de nouvelles publié en 2017 aux éditions Elyzad. Suzin l'a rencontré à Paris pour parler de l'engagement en tant qu'écrivain et de la spécificité d'écrire sur la Palestine.

Pourquoi c’est compliqué d’écrire sur la Palestine ?

La question en elle-même complexifie un peu la réponse…Ecrire sur la Palestine c’est compliqué, d’abord parce que la Palestine n’est pas une. Il y a plusieurs Palestines éclatées, Gaza, la Cisjordanie…Mais aussi, quand tu écris sur la Palestine, le public s’attend à quelque chose de précis de ta part, il y a tout un imaginaire autour de la Palestine que les lecteurs, le public anticipe et voudrait satisfaire. Or, quand j’écris, je ne veux pas forcément retranscrire ça ou l’imaginaire orientaliste. Même si les Arabes sont parfois les plus orientalistes de tous.

Oui, j’écris en tant que Palestinien, mais justement en tant que Palestinien. Je ne veux pas et je ne peux pas représenter tout le monde. En caricaturant, c’est comme si on demandait à un jeune du 16ème d’écrire sur les banlieues. C’est quelque part ma place et pas ma place, si ce n’est pas mon expérience je ne peux pas fidèlement la retranscrire. Alors oui, je veux parler de la guerre, mais de façon personnelle. Et en même temps je raconte, au risque de paraître mièvre, ma Palestine, celle que j’ai vécu. Ce sont autant d’obstacles auquel un écrivain Arabe ou du Sud sont confrontés. On veut aussi pouvoir raconter des histoires “normales”.

 

« A la télé, ils disent le nom de leur pays. Avec un p, dur comme un crachat, pas le f qu’ils utilisent Asma et lui, comme le vent qui souffle dans les vallées »

Extrait de la nouvelle Préliminaires pour un Verger Futur

 

Justement l’art engagé, est-ce que c’est pas chiant selon toi aujourd’hui ?

Quand on écrit en tant que Palestinien, ce qu’on fait est toujours engagé. Que ce soit voulu ou non. Tout ce qui naît, se passe et se produit en lien avec la Palestine est par définition éminemment politique. Donc on ne peut pas échapper au politique.

Mais l’art engagé, c’est quoi finalement ? C’est un peu de la merde. C’est prendre en photo le mur et en faire un acte politique. L’art réellement engagé c’est l’art qui contient en lui un gage de qualité, plutôt que le label “engagé”.

Par exemple, on m’a dit que dans la première nouvelle j’avais dépeint une histoire d’amour homosexuelle. Non, déjà ce n’est pas une ”histoire d’amour homosexuelle”, juste une histoire d’amour.  La lecture qu’on fait des dialogues dans tout le livre peut laisser imaginer que la personne qui répond peut-être soit un homme soit une femme. J’ai fait exprès d’entretenir ce flou autour de la prise de parole et de créer un “jeu du je”, ce qui permet également de brouiller les pistes autour du genre. Le même travail a été fait autour du narrateur final :  c’est toujours une voix tierce qui finit l’histoire.

 

Tu écris en français justement…Est-ce que dans ta démarche, tu t’es retrouvé à te censurer quelque part ou à adopter un ton plus neutre ? Est-ce que comme Kaoutar Harchi tu as essayé de dé-orientaliser et délocaliser tes personnages ?

Non, je ne pense pas…En fait clairement, en écrivant en français je me coupe du lectorat palestinien, qui aurait plus accès à mes textes s’ils étaient en anglais. Donc d’une certaine façon, j’ai conscience que mon livre s’adresse à une certaine population francophone.

Donc je ne me suis pas censuré dans le sens où je leur parlais à eux, à ce lectorat-là. Si mon texte avait été en arabe, je l’aurais probablement écrit en ayant conscience que je m’adressais plus directement aux Palestiniens.

Mais il y a ce côté où je ne veux pas “laver mon linge sale en public”. Je ne vais pas, par exemple, écrire une tribune dans un journal français où je débats de la sexualité des arabes, que ces questionnements soient justifiés ou pas. Je ne comprends pas les motivations derrière une telle initiative. Pourquoi est-ce que ce dialogue n’a pas justement lieu en arabe entre les populations concernées ?

Donc si se censurer veut dire que je n’évoque pas certains sujets avec un certain public car je ne le juge pas adapté, alors oui. Mais il s’agit plus de sélection. Il faut tenir compte du contexte et des personnes auxquelles on s’adresse.

Est-ce que la navigation entre les langues change ce qu’on pense, ce qu’on écrit, ce qu’on dit ?

Je pense que oui. Par exemple, je trouve que ce que j’écris en anglais est bizarrement plus lyrique alors qu’on aurait pu penser que ce serait l’inverse. L’esthétique et la construction des langues fait que les idées ne sont pas les mêmes ou qu’elles s’expriment différemment. L’arabe par exemple c’est la langue de l’intime, la langue du deuil, de l’amour…Assia Djebar le dit très bien, que l’arabe est la langue du dedans, et le français, l’anglais, la langue du dehors, de tous les jours.

 

« je ne sais pas t’apprendre à survivre dans ta langue alors je vais t’apprendre les autres, tu pourras les porter comme des dguisements, partout tu seras camouflé, partout à l’abri de la mort que les hommes imposent aux hommes. Tu ne seras nulle part chez toi mais ce n’est pas grave, c’est le prix à payer pour survivre. Il vaut mieux vivre que parler. Je t’aime dans cette langue, mais ce sera notre petit secret.« 

Extrait de la nouvelle Iode

 

Que représente la langue arabe pour toi et particulièrement le palestinien ? Est-ce que selon toi l’arabe est une langue qui a été “souillée” ?

Pour moi l’arabe littéraire est devenue une langue lourde, anxiogène. Elle me renvoie à des images de gros monsieur, bien “mec” qui inaugure un bâtiment avec une voix très gutturale et solennelle ou à un journal télévisé. L’arabe littéraire à mon sens est devenue une langue qui a une fonction morne, étriquée.

Quand je l’entends parfois, elle me fait sentir que je n’appartiens pas au monde qui m’entoure. C’est comme écouter 50 minutes d’Oum Kalthoum, c’est pesant.

Justement, quand je dis dans un passage de mon livre “le minaret qui braille”, ce n’est pas contre la religion que je dis ça, c’est justement rapport à ce que représente l’arabe littéraire dans mon imaginaire et le fait que je ne peux pas y échapper dans ce contexte. Mais plusieurs interprétations sont possibles, selon la personne qui le lit…

Ce qui m’intéresse, ce sont plus les dialectes, ils sont plus vivants, c’est le parler de tout le monde et je pense que c’est sur eux qu’il faut miser. Si j’écris un livre en arabe, il sera en palestinien.

Mais clairement je pense que l’arabe littéraire est à réinventer et c’est le travail de notre génération de le faire. Ce qui est à penser c’est le rapport des gens à l’arabe, et le rapport à de l’arabe à d’autres phénomènes, comme l’art, la religion etc.

Tu as dit qu’écrire sur la Palestine, c’était comme écrire sur une disparition. Est-ce que ça te rend plus libre en tant qu’écrivain ?

Écrire sur la Palestine, c’est écrire sur un perpétuel commencement, et on est toujours sur un seuil, avec ce besoin de testify. On est sur un seuil et on a ce trou noir derrière nous et il y a donc un besoin d’invention, d’inventer la mémoire et de la raconter. Donc je pense qu’il s’agit plus d’une responsabilité que d’une liberté. (NDLR : dans sa dernière nouvelle, l’auteur fait référence à “la mémoire qui hurle.”)

« Nous, oiseaux migrateurs, ne pouvons nous permettre d’oublier notre chemin, quand bien même nous ne l’emprunterions plus jamais. C’est notre seule chance de survivre »

Extrait de la nouvelle Préliminaires pour Verger Futur

 

En lisant la première nouvelle de ton livre, Iode, on ressent une sensation à la fois de vide et de plénitude, on a l’impression que les personnages flottent et que le temps est comme figé. J’ai aussi lu que tu faisais ta thèse sur l’imaginaire littéraire du désert à l’ère post-coloniale. Est-ce que les images renvoyant au dépeuplement et à des ambiances très vaporeuses et éthérées sont importantes à représenter pour toi ?

C’est vrai que le côté aérien est réellement quelque chose que j’ai cherché à transmettre. Mais pour l’idée du dépeuplement…C’est intéressant je n’y avais jamais pensé sous cet angle-là à vrai dire. C’est vrai que dans la première nouvelle, les personnages sont dans un hôtel, donc par définition un peu hors du temps. Qu’est-ce qu’un hôtel sinon la standardisation au milieu du particulier ?  Mais c’est surtout très aseptisé. Je dirais que j’ai plutôt essayé de transmettre un univers aseptisé que dépeuplé.

Est-ce que c’était un choix de publier ton livre en Tunisie ?

En fait, j’ai été contacté par Elyzad qui m’ont dit qu’ils avaient lu mes textes et qu’ils voulaient travailler avec moi. Je suis vraiment hyper content d’être publié chez eux et je trouve ça fou que mes livres soient imprimés en Tunisie puis exportés en France, c’est un circuit rare et c’est souvent l’inverse qui se passe.

D’habitude on conseille aux écrivains arabes qui souhaitent se faire publier de commencer par une petite maison d’édition indépendante en France puis de viser des éditeurs plus importants…Ce qui est génial surtout c’est que ce circuit créé un dialogue inter-méditerranéen. J’ai pu participer à des événements culturels dans pleins de villes tunisiennes, puis au Liban…Je pense que si on ne m’avait pas contacté, ma démarche aurait été la même.

« Je t’aimerai dans les jardins. J’attends de t’aimer là où je dois t’aimer. Nous irons à Haïfa, nous regarderons la grande mer, la Méditerranée qui est une Caraïbe. L’océan sera bleu. L’horizon infini. Les palmiers se dresseront contre des immeubles de verre plus hauts que le ciel »  

Extrait de la nouvelle Préliminaires pour un Verger Futur