Nouveau millénaire. Mêmes figures. Les idiots transcendent l’histoire. La bêtise est la raison hégélienne qui flotte au dessus de nous. C’est qu’il est épuisant ce siècle. Gris, laid, et si vide. On traverse les années sans aucune forme de mouvement. Ectoplasme de siècle. C’est qu’on aimerait bien ajouter un peu de mouvement, y mettre des couleurs, briser leurs précieux verres en cristal et faire ricocher les morceaux. On demande aux vieilles figures, aux grands hommes comment s’y prendre.
Nous indigner que l’on entend d’abord. Levez les armes, libérez les peuples que l’on nous crie. Ça brandit leurs drapeaux ensanglantés, ça galvanise les foules. Et nous, vous nous voyez dans la foule ? Oui tout au fond, contre le mur, un café-clope à la main. On soupire un peu, on étouffe surtout. L’odeur qui émane du podium est forte. Ça sent le pourri, ça pue la pourriture, le masque se désintègre, les vers trouent le rideau. Leur rouge est décoloré, tâché d’un sang traître et séché. Elle pue la mort leur révolution, elle sent la naphtaline du désespoir, celles de temps révolus, des mythes craquelants, des édifices qui ne tiennent plus. Elle pue la mort leur révolution.
Intégrez-vous qu’ils nous disent ensuite. C’est très simple qu’ils ajoutent. Il suffit juste de suivre, suivre et encore suivre. Il faut juste tout avaler, manger et même s’en resservir de leur fable parfaite. La recette est la suivante : Trois cuillères d’harmonie entre individus, un demi-doigt d’homogénéisation collective, une large louche de populisme anxiogène, quelques bâtons d’unification nationale et une pincée salée d’ennemis du groupe.
Goûtons la soupe ? Nous voilà donc, déloges de notre dernier rang, le café dans une poubelle recyclage et la clope interdite pour sauver nos poumons et nos esprits nous disent-ils. File indienne et un silence pesant. La ligne est parfaite, aucun pli ne dépasse. Et l’un après l’autre ils nous enfoncent une louche dans la gorge, comme ca, sans prévenir et sans répit. Intègre-toi, intègre-toi, intègre-toi qu’ils disent alors qu’ils brûlent notre langue et couvrent nos mots de cendres.
L’intégration c’est pour les silencieux, les corps sans vie et sans mouvement, les êtres sans chair. L’intégration c’est le jeu de scène des pantins désintégrés qui ne peuvent s’arrêter d’hocher la tête.
L’intégration ce n’est pas la soupe de ta grand-mère. Ce n’est pas la soupe de tes souvenirs, celle qui contient tout un monde parfumé d’histoires du passé, celle où flotte des morceaux de magie qu’on retrouve entre deux voiles et quelques ragots. Ce n’est pas celle de ton enfance, qui quand elle se déverse dans ta gorge, même les morceaux tumultueux de ton être se remettent en place.
Toujours à vous plaindre qu’ils s’exaspèrent. Si ça nous ne vous plait point, construisez votre futur qu’ils s’exclament. Construire ? Un peu comme ces ouvriers, dont la peau brûle au soleil, construisant nuit et jour ? C’est qu’ils ont l’air heureux ces miséreux, leur tricot de corps blanc taché par la poussière, leurs mains rugueuses blanchis par la pierre, leur sueur odorante qui ne cesse de couler sur leurs fronts plissés. Regardez leurs yeux pliés de rides à seulement vingt ans, regardez les construire vos murs en effritant leurs âmes. C’est dans le ciment de vos briques que se trouvent leur sang, leur sueur et toutes ces nuits sans rêves de ceux qui construisent vos tours d’ivoire et vos châteaux de mensonges.
Alors que faire ? Déconstruire, désintégrer, se taire ? Rien de tout cela. Déjà, récupérons nos cafés de pauvres, nos directs à quelques centimes, nos filtres percés et nos graines d’arabica jamais mûres. Reprenons nos clopes et nos poumons mort-nés. Revenons à notre place, oui tout là-bas, le dos contre le mur et le sourire narquois. Café-clope, nos corps difformes à même le sol, nos doigts poussiéreux s’agitant sur un clavier imaginaire. Laissez-nous les voir tous passer, les faux-rouges, les fascistes, les hypocrites, les conservateurs, les bourgeois. Laissez-les défiler et laissez nous ricaner, laissez-nous rire de leurs paroles vides, leurs illusions en crevasses. Qu’ils crèvent ces vieux sages, ces grands hommes. Puis laissez-nous pouffer jusqu’étouffer de ce siècle qui avale l’espoir et le recrache en billets verts. Railler votre absurdité et la nôtre, fixer notre misérable existence dans le blanc des yeux et lui rire à la figure. Il paraît que certains sons purs décrassent les âmes.