© Adriana Vidano

Manifesto

« Toute l’écriture est de la cochonnerie.
Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.
Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.
Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée,ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d’automate que rend à tous vents leur esprit,
— sont des cochons.
Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres,
— ceux-là sont les pires cochons. »
Antonin Artaud. L’ombilic des limbes

Comment s’y prendrait-on pour que « écrire quelque chose », se place sur le même front que « faire quelque chose » ? Lorsque nous disons « faire quelque chose », nous parlons de ces gestes que nous faisons par trop-plein, par suffocation parfois, ou encore par impossibilité d’envisager la fuite. C’est une mise en jeu de sa matière à soi, directement exposée aux autres.

Comment écrire pourrait-il alors faire partie de la famille de ces gestes qui consistent à se mettre en péril, tout près de ceux et celles  dont la vie   est une permanente mise en péril ?

 Écrire tout comme faire aurait alors quelque chose à voir avec prendre un risque avec soi-même, avec sa matière première.

Seulement, c’est un faire qui exige de la vigilance ; il n’est pas très éloigné des faire les plus viciés. C’est-à-dire de tous ceux qui font pour camoufler qu’ils ne prévoient de rien faire en substance, pour s’échapper du désistement profond qui les tient.

Que fais-tu alors lorsque tu écris à partir du désistement, si ce n’est nous assommer ?

Et si faire et écrire se taillent à la même pierre, et goûtent au même vertige, écrire correspondrait à un état qui serait comme se trouver à un bord, au-delà duquel un certain nombre d’inconnues auront à se manifester. C’est cet état que nous appelons je crois : faire table rase.

Nous savons situer ce travail qui nous rassemble et qui est l’écriture. Il a ses éléments de base qui équivalent à une série de choix : les personnages, le point de vue et ses diffractions, les mots et leurs chocs, les choses vécues et le travail à endurer pour faire raisonner leur contenance.

Ce ne sont pas tant ces choix qui font table rase en tant qu’eux-mêmes, car nous ne tranchons pas en faveur d’une forme, à l’exclusion des autres. Nous décidons de nous retrouver autour d’un état qui nous place à la limite de l’écriture, lorsqu’elle se demande ce qu’elle produit, ce qu’elle fait.

Cette tentative n’est autre que celle d’une base-arrière. Nous préparons le terrain. Ce qu’on y trame, c’est la restitution du goût exact de certaines présences, parmi lesquelles des présences tues ou bien taiseuses. Aussi, nous essayons de tailler dans la langue, d’ébrécher quelques-uns de ses angles solides, d’y ouvrir des embrasures, quelques écartèlements, y semer des éblouissements, des sensualités. On en fera ce qu’on voudra.

Écrire serait alors une action : tu t’attèle à une tache, tu cherches du souffle, tu prépares le geste, tu fores, et tu te mets dans les lisières, entre l’ongle et la peau, aux endroits nervurés de la blessure. Tu prends le risque de te haïr, de t’évider, de te regarder comme un médiocre amoncellement de peaux inertes, auxquelles tu ne peux pas commander le réveil.

Table rase, correspond au même acharnement, vieux de quelques temps déjà, à vouloir faire apparaître des hommes et des femmes qui ne sont pas autre chose qu’eux-mêmes. C’est une affaire simple, un geste économe, après une profusion d’essais.
C’est comme ça que nous écririons, si notre mot d’ordre était : table rase.

Lorsque tu écris, tu convoques les autres qui tiraillent, tu n’entame pas tes fidélités même en leur disant des choses qui les fâchent. Tu ne joues pas à l’aveugle, tu ne fais pas l’ignorant quand tu sais, tu ne décides pas de ne pas creuser dans la mémoire des tiens, car ce n’est pas toi qui décide. Tu fais fondamentalement quelque chose pour les autres, lorsque tu écris. Pour que vous soyez côte à côte, et pour que les uns raisonnent au-dedans des autres.
C’est précisément pour cette fidélité-ci que tu te forces à un état limite. En te  cadenassant contre les trucages, et les commandes subtiles qu’on te fait, quand on te flatte, quand on te fait des œillades. Sans cela, tu ne dira rien des autres.

Tout cela se fait dans les mots. C’est-à-dire en plongeant dans le trafic versatile du langage tel qu’il se donne à voir. Et c’est toujours la pénurie dans ton vocabulaire. Toujours un carnaval de diables, ce carnaval des mots. Les difficiles, les simples, les dégoûtants, les pauvres, les ajustés, les onctueux, les pleins d’amertumes, les résonnants, ceux pleins de traces fugitives et se sont mes préférés.

Ces mots-là, ça serait pour en finir, et pour gagner, et nous savons où est leur source sombre. Ils se font à partir de comptes qui se règlent,  et d’une dépossession dont on se débarrasse.

Table rase, c’est se remplir d’une autre eau, qui est peut-être la même eau, mais de laquelle tu reprends connaissance. Et le produit ne sera pas limpide comme on l’exige. Nous ne faisons pas table rase pour être servis sur un plateau.

© Adriana Vidano

Manifesto


A little manifesto. A tribute to displaced words. The words in power give up on power. Slandered words suddenly praised in public squares.
We desire a free language, one that does not parade for anyone, one in which there are only people standing, each person speaking for itself.

For in this meagre burnt land words are not ours. They were lost to some well-fed men in return for a few breadcrumbs. As we sold our words, we wallow in silence, somehow satisfied with our plumped bellies. Yet no one warned us we would lose our dreams along.

Whips postponing, ousting our dreams. Stolen words and bent voices, divergent voices, confiscated voices. A flesh devoured by violence, that only heals and ponders in dreamt lands elsewhere. A culture that only fiddles in remote tongues, playing with torpedoes that drowns its dialects, always against the tide, often breathless.

Is it not, at last, the time to seize these words back? To refuse to gaze at them covered in blood. For it is the time to heal on our own, facing a mirror that does not reflect fantasies and essences. To watch and examine before naming things instead of clogging ourselves with words from the very beginning. To grant candor and lightness to words and allow, if only, a partial truth. Take words to write others, taste the formal tongue they call ours, and infuse it with our broken accents and mad anguish.

And above all, ponder without the shields and chains locking and poisoning thought: orientalism, western essentialism and all these towering prison walls.

Orientalism erases our intricacies and rewrites us in a few words. But the Arab World is not hummus nor couscous. It is not the desert. It is not a meaning in itself, an essence. An Arab is not lazy, welcoming or futile. Arabs are. We are fissured realities but also moving fates. Like all the others. These are the multiple ‘beings’ we want to say, freely, without taking a path of expectations and mystifications, be it from here or there. The various and fused existences are the ones that ought to be written down, so that the word “Arab” ceases to be yet another cage. Realities that drift, drown and vanish are the ones that have to be scribbled down.

The West portrays us and we either depict ourselves against or with it. Let us go and simply forget about it. Could we only be Others fumbling between territories, fully Others, richly Others and not negatively Others ? Not Others gravitating around the sun, doomed in the quest of catching up.

Just completely Others, claiming the divergence on the tip of every tongue that waits to spring: Say ! Read ! Iqra ! How these words sound familiar.

Let us say, read, write ourselves with time rather than against it. Let us evoke space or spaces of the sheltering exiles and the narrow streets of our cities.

Let us discover our wrinkles and scars without shuddering. Without trying to shred pages of our histories, our societies or ourselves. Accept the pathways the past drew and pave with them tomorrows. Speak our elated and melancholic hybridity. The imprecise substance, which takes every detour. A sense of motion, of history and politics – bodily and restless – a certain way of being lost and recognizing this confusion as a state in itself. A state that must be told. That must be written.


Asameena, our names 

Our names, because they are multiple, infinite, always fruit of our existences. Our moving names, that freeze and set on fire. Our names, fixed on the edge of our lips, children of our senses, of our lives. Our names because we are plural, each with a history to scatter, so that all the voices resonate. Because it amounts to us all to tell them, to make resonate in the fixed silence of images. Bitter names, burning names, tenderly ours.