Les trois personnes dans le camion sont trois hommes et de cela nous ne doutons aucunement. Il y a des choses dont on ne doute pas et les poils sur le bas de leur visage et les odeurs de sueur et les coups de klaxon qui se veulent une ode aux fesses de la femme qui marche le long du trottoir confirment cette certitude qui est la nôtre. Les trois personnes sont des hommes et cela implique beaucoup de choses, trois hommes dans un camion. Cela implique, par exemple, qu’on regarde sans se gêner les corps qu’on dépasse. Qu’on les regarde avec nos yeux mais ce sont déjà presque des caresses des regards pareils. Des regards qui disent, et d’ailleurs parfois les mots viennent appuyer le propos, « Toi, je te lècherai bien la chatte. » ou « Je te tiendrai par ta queue de cheval et je te prendrai par derrière comme une petite chienne. ». C’est ce genre de regard, qu’on peut trouver dans la cabine d’un camion lourd de trois bites et de six couilles. Ce genre de regard, ce genre de paroles « Ta petite chatte noire » ou « Regarde là celle-là, regarde, ce cul qui m’appelle. »
Mais il y a des règles à ce genre de choses. Les hommes sont des hommes c’est-à-dire une sorte particulière d’animal, de la sorte qui a des règles et qui s’efforce de ne pas trop y déroger. Ce genre de choses, on ne se les permet qu’entre homme. Devant une femme, on ne dit pas chatte, on ne dit pas petit cul. D’ailleurs, aux femmes dans la rue, on ne leur dit pas non plus. On klaxonne, on regarde, on fait un coucou ou un sourire, mais on ne dit pas « Je te lècherai bien la chatte. ». Ce sont les pervers sexuels qui font des coups pareils et nous sommes des hommes et la politesse ne nous est pas étrangère. Il ne faut pas tout confondre.
Les règles existent et sont claires et y déroger serait une entache à notre virilité. Nous sommes des hommes donc nous trompons nos compagnes mais jamais sur leur territoire. Les tromperies sont pour les villes où l’on ne vit pas, via le téléphone du travail. Nous aimons nos femmes et si notre sexe parfois ne sait résister à l’envie de savourer une autre chaleur que la leur, nous ne voulons pas leur faire de peine. Les hommes, d’ailleurs, savent bien que les femmes en font parfois de même. Il en va ainsi de nos natures, de la nôtre et de la leur. Les corps sont trop bons pour qu’on s’y refuse et c’est un bonheur qui ne coûte rien, ce qui a une importance certaine lorsque la vie est une succession de journées de travail qui ne permettent pas de payer toutes les factures et parfois pas même la nourriture des derniers jours du mois.
Mais les hommes dans le camion ne se résument pas à leur sexe ni à leurs désirs ni à la violence de leur regard. Les hommes sont aussi d’anciens garçons pas tout à fait retraités de l’enfance et si les corps ont changé, si les poils ont poussé aux endroits les plus incongrus, en bas du visage, dans les aisselles ou même sur le torse et autour des tétons, il y a encore chez eux le besoin de rigoler comme des bossus. Alors lorsqu’on croise une camionnette avec un énorme rat en plastique sur son toit, il faut parvenir à en prendre une photo ce qui implique de faire la course avec elle dans ce camion pas si lourd pour l’occasion, de rigoler, de montrer le trophée aux copains. Il faut aussi, lorsqu’on vide la remorque tous ensemble, entre torses poilus, se chamailler, se traiter de pédé, se mettre des petits coups de poing. Sans ça, sans ces remuades juvéniles, est ce que la vie ne finirait pas par nous étouffer tout à fait, par nous presser suffisamment les côtes pour que nos visages bleuissent et que nos sexes se transforment en raisins secs tout à fait inaptes à satisfaire les femmes si nombreuses dans ce monde ?
Et d’ailleurs, est ce que ce n’est pas cela que l’on décèle, chez les hommes de ce camion, cette crainte de l’étouffement par la vie, de l’oxydation ? Est-ce que ce n’est pas à cause de ce corps épuisé de devoir batailler pour remplir un compte en banque toujours en train de se vider, à cause des deux métiers cumulés dans l’espoir d’un jour posséder un toit à soi, à cause de toute cette pesanteur que la flasque d’alcool se vide en une matinée, de moins en moins pleine dans la boite à gant ? Les hommes dans le camion demandent à la vie : « Pourquoi n’es-tu pas une longue partie de pêche sur la plage ? Pourquoi n’es-tu pas un morceau de viande perpétuellement recommencé ? Pourquoi n’es-tu pas une femme qui serait toutes les femmes ainsi qu’une allégresse de légèreté ? » et la vie de répondre « Il me fallait être digne de la force de vos corps. » ou du moins, c’est ce que pensent certains hommes, car en réalité si la vie est lourde c’est parce que cela profite à certains, parce qu’il faut, pour que de grandes et belles maisons soient érigées, que d’autres vivent dans des assemblages de taule inutiles face aux inondations et parce que tout cela est juste et bon et qu’ainsi soit-il.
Mais il faut bien continuer d’exister et les joies ne sont pas absentes de nos journées, une bière après le travail, deux orgasmes en moins de vingt-quatre heures ou les jeux avec les enfants le dimanche quand tout est doux. Les plus grandes joies sont d’ailleurs sans aucun doute celles qui vont de pair avec la nécessité or qu’y a-t-il de plus nécessaire en cette vie que de se nourrir ? Qu’y a-t-il de plus véritablement apaisant que de sentir nos ventres se remplir, se faire lourd, nous ancrer dans le monde ? Les hommes ainsi mangent, plutôt deux fois qu’une. Et ce qu’aime un homme c’est la bonne chair, celle des femmes mais aussi celle des bêtes, de celle qui saigne et qui livre son jus qui est le nectar de notre existence ici-bas. Les hommes aiment la viande et puisqu’ils parlent de ce qu’ils aiment, dans notre camion, on sent s’échapper de leurs paroles le fumet de leurs repas et de leurs chasses, les festins passés et ceux à venir.
Lorsque les hommes descendent de la bécane pour rentrer chez eux, ils sentent dans l’intégralité de leur être une certaine lassitude. Ils entrent dans la maison, posent leur veste n’importe où, leurs pieds sur la table et espèrent un bon repas. Lorsque la femme demande de l’aide avec ceci ou cela, souvent, ils soupirent. Parfois, ils disent « J’ai travaillé toute la journée, je ne veux pas m’occuper de ça. » ou, moins poliment, « Fous moi la paix. », ou bien, dans le pire des cas, ils utilisent ce qu’ils appellent en riant parfois avec les copains « le langage des signes. ». Ils ont l’impression, nos hommes, que les demandes de leur épouse viennent resserrer les chaines qu’ils ont en dessous des côtes, et pour cela, ils les haïssent. Ils ne réalisent pas toujours que ce sont eux, qui, les premiers, ont serré les fers autour des cous tant désirés.