On ne voit vraiment rien dans le bus jaune. On s’y entasse jusqu’à l’étouffement dans le noir le plus complet. Il n’y a qu’une seule ampoule tout derrière, pour le contrôleur ; pour qu’il puisse bien voir les pièces glissées sur son comptoir tout cabossé, mais elle est toute petite, il a du mal à reconnaître les pièces qu’on lui tend.
Passée cette étape, le bus devient une nuit dans la nuit, les corps deviennent ombres solides. A l’arrière les cris se font de plus en plus exaspérés « قدم القدام ». Ils sont encore des dizaines à vouloir monter, certains sont accrochés aux portes, que le chauffeur tente de refermer sur leur corps – on entend ce bruit de souffle que font les portes de bus quand elles se referment coupé en pleine action – Ils essayent de forcer le passage, mais c’est inutile, les corps forment déjà un mur. Alliance silencieuse entre ceux qui sont rentrés contre ceux qui n’y arrivent pas encore : les uns veulent sauver quelques centimètres d’air, les autres ne veulent pas attendre. Qui sait quand viendra le prochain ?
Version I :
Je me suis mise près de la fenêtre. C’est encore ce que je peux faire de mieux dans cette obscurité. Le bus est bondé, on y respire à peine, la situation idéale pour tout tordu. L’heure idéale aussi, l’heure où la ville devient une vraie petite république du phallus : couvre-feu implicite pour les femmes, qui n’ont plus de raisons d’être dans la rue, à part si elles sont au service du phallus. Déjà entre le bureau et l’arrêt de bus, au moins cinq types m’ont harcelée. J’ai pas entendu ce qu’ils disaient, écouteurs intra-auriculaires obligent (on entend plus rien avec ça, c’est merveilleux), mais leurs regards ne trompaient pas, c’est toujours le même, ce regard rongé par la faim, furieusement dénué d’intelligence : ça donne l’impression de marcher dans une exposition sur la mort cérébrale.
Bien sûr, j’ai rien dit, j’ai juste tracé jusqu’ici, dans ce véritable boudoir pour affamés qu’on appelle bus pour faire discret. Bon, au moins à la fenêtre je risque pas de me faire toucher le cul, il n’y a qu’à s’appuyer négligemment sur le bus.
Il y a des corps qui me collent de tous les côtés, et il fait tellement noir que je saurais même pas dire si c’est des hommes ou des femmes. Ça sera pas difficile à deviner.
Le bus démarre. Il y a de l’air froid qui rentre, ça veut dire que les portes sont encore ouvertes, ça veut dire que les mecs qui s’y sont accrochés n’ont rien lâché. Une meuf n’aurait même pas essayé : s’accrocher, collée à une grappe d’homme, au risque de se péter la face au moindre virage, c’est trop, mieux vaut attendre le prochain. Ça m’étonnerait pas si les mecs essayaient d’attoucher une meuf tout en luttant pour pas tomber, ils ont un sens des priorités tout à eux. J’ai lu que même à La Mecque ça ratait pas.
Chaque coup de frein, chaque trou dans la chaussée envoie tout le bus valser en avant, ça fait comme un accordéon. C’est le meilleur moment pour eux, ils ont l’excuse toute prête si on s’avise de dire quelque chose. D’ailleurs c’est difficile de savoir si un frottement est dû au bus et ou s’il est dû à un phallus ayant pris possession d’un affamé, faut s’y connaitre en physique. Je suis sûre qu’il y en a au moins un à bord qui est en train d’en profiter, là, en plus il fait tellement noir que personne n’y verra rien.
Mais encore, ça c’est devenu petit joueur : la nouvelle mode là, c’est de se masturber sur une fille et d’éjaculer sur ses vêtements, le tout par derrière. Quand j’ai lu ça, mon cerveau a fait comme un court-circuit. Je peux prendre cette information par tous les angles possibles, ça reste indéchiffrable. Si ça devait m’arriver, je crois que je deviendrai folle. J’aurais envie de tuer le type. Mais j’ai bien réfléchi à la question, et je crois que le meilleur châtiment pour ce genre de délires, c’est de rentrer dans le même trip que le gars, et lui faire subir un truc traumatisant : lui faire bouffer des tampons usagés pendant une semaine par exemple. C’est fou comment ça fait flipper les hommes les règles. J’vous le dis, si vous voulez gagner une guerre contre n’importe quelle bande de zboub (appelons les armées par leur nom), bombardez-les de tampons. Du sang sans morts, si c’est pas ça la guerre humaniste.
J’ai l’impression qu’un truc se frotte contre ma jambe. D’un seul coup, mon corps se braque, un trou noir qui s’ouvre dans mon estomac. C’est toujours la même sensation, la sensation de perdre pied, tout à coup, on se sent réduite, on passe d’être humain à tas de chair en libre-service, par rien de plus qu’un regard, rien de plus qu’un frottement. Je sens que je perds le contrôle de mon corps, au profit de la bête. La bête traquée. Perdue quelque part au fond de moi. Mes jambes deviennent molles d’un seul coup, tout mon corps est à l’aguet. Je mets la musique sur pause. Il faut bouger d’ici. Le frottement est insistant. La bête traquée en moi me dit de bouger, mais je ne peux pas, il y a trop de monde pour ça.
Le bus freine d’un seul coup. Je m’accroche à la barre de la fenêtre. Quelqu’un sur ma gauche me rentre dedans, c’est de là que venait les frottements. Une main s’agrippe à mon bras. Elle est maigre. C’est une vieille dame. Elle a une قفة pendue à son bras, elle ne l’a pas mise par terre parce que le parterre du bus est boueux.
« ستار بنتي »
La paranoïa putain.
Version II
Je me suis mise près de la fenêtre, ça a pris du temps et des coups de coude. Ça sera pire pour la descente. Il faudra commencer à pousser au moins deux arrêts à l’avance. Mais bon, ça vaut la peine, ne serait-ce que parce qu’ici, au moins, on ne se fait écraser que d’un côté. C’est presque confortable.
Le bus a démarré, en gardant ses portes ouvertes, il y a beaucoup d’air froid qui rentre. Si les portes sont ouvertes, c’est qu’il y a quelques irréductibles qui s’y sont accrochés pour que le bus ne parte pas sans eux, ils se voient d’ici. Ensemble, ils forment une espèce d’enflure qui dépasse de la porte, impossible de compter combien ils sont là-dedans, à la merci du moindre virage.
A l’intérieur, il n’y a que des silhouettes, pas de visages, pas d’yeux, rien. Je ne vois rien. Ils ont quelque chose d’apaisant ces corps anonymes collés au mien. Chaque trou dans la chaussée fait glisser les corps les uns sur les autres, dans une même direction, comme le ferait une vague. C’est presque relaxant, on se laisse porter.
Dehors, par contre, rien ne va. C’est toujours le même bordel, des rues étroites et des conducteurs qui font n’importe quoi pour avancer d’un demi-mètre, au détriment de tous les autres. Pour un pays où tout fonctionne au ralenti, ça reste difficile à comprendre cette hâte. Une pauvre rue de cinq cent mètres, devient un cauchemar de dix minutes. Au croisement avec l’Avenue Mohammed V, c’est au tour du bus de faire le coup : le chauffeur essaye de tourner, mais comme les voitures sont déjà trop nombreuses, il ne parvient pas à s’engouffrer correctement sur Mohammed V, on est à l’arrêt en plein milieu du carrefour, bloquant absolument tout le monde. Le carrefour explose de longs klaxons de tous les côtés.
« ما فدوش م التزمير؟ » dit une voix.
Elle est toute proche. Personne ne lui répond, ça doit être à moi qu’elle s’adresse alors.
- « حتَّى هو, الزَّح سكرها على العبادة الكل على شطر سنتي»
Je regarde vers là d’où vient la voix mais je n’arrive pas à voir son visage, pourtant il n’est qu’à quelques centimètres. La voix est un peu traînante, jeune, il a à peine quelques années de plus que moi, je dirai.
- « هذيك هي العقلية في تونس »
Fascinant fourre-tout, la mentalité.
La discussion s’engage pour de bon. On se plaint de ce qui ne va pas en Tunisie, c’est un classique de toute conversation improvisée avec des inconnus : code de la route, classe politique, saleté, économie, tout y passe. Quand on passe près de l’aéroport, il avoue qu’il veut partir. « ماهش بلاد إعدي فيها صغرو الواحد. » qu’il dit.
Il, n’est toujours qu’une voix. Il est drôle, et c’est agréable de discuter avec lui, et le fait de ne pas pouvoir mettre un visage sur sa voix rend la discussion plus agréable encore, on se sent plus libre dans le noir.
Au feu rouge, je lâche que j’en ai marre de devoir étouffer dans des jeans en été, parce que c’est عيب \ حرام \ مُوش متاعنا de mettre un short. Je le teste. J’ai besoin de savoir si j’ai raison de me sentir bien avec lui ou s’il est de ceux qui ne peuvent retenir leur moralisme, même quand il n’y a pas d’yeux pour juger. Mais, au moment même où je lui dis ça, je sais qu’il y a autre chose qui se joue dans cet instant. Je la sens sursauter en moi, la bête. La bête traquée, perdue quelque part au fond de moi. Celle qui prend le dessus sur moi quand je passe devant un café pour hommes, celle qui ne fait qu’attendre l’assaut dans les transports en commun, à l’affût de toute menace. Etrangère envahissante.
«!أي الزَّح، خلي الشعب يكحل » qu’il dit, exaspéré.
Je ne l’ai jamais vu. Il est resté cette voix dans le noir, plus entière que des milliers de corps, plus humaine que des milliers d’yeux.