© Adriana Vidano

De la transmission

Raser, oui. Mais transmettre ?

Des pelletées entières de bruits traversent la salle, les départs, les arrivées, les téléphones, les crissements, les soupirs, les rires et les mots. Difficile d’en vouloir à qui que ce soit, si ce n’est peut-être à la police du « chut » sifflé entre les dents, qui dans ses rappels à l’ordre, fait plus de bruit que le chahut tout entier. De son côté, le documentaire veut se faire entendre. Le son revendique son droit de détruire quelques tympans, comme pour se venger des spectateurs. Il s’acharne, grésille, il est terrible, mais s’il hurle, c’est maladroitement : les mots sont fragiles, les espoirs ont l’éclat tristement terni. C’est l’histoire de lendemains qui ne chantent pas vraiment.

C’est l’histoire d’une grève à l’usine de biscuits à Beyrouth, une autre à la régie des tabacs, quelque part dans les montagnes du Liban. Deux courses effrénées vers la révolution. Ils et Elles témoignent, le rire aux lèvres, de leurs jeunesses si sûres de leurs droits, ils et elles se remémorent leurs bras qui ne tremblaient pas, tendus vers le ciel de leurs avenirs. Les patrons, les coups de la police, les tirs, ça n’était rien, l’on était sûr qu’il adviendrait de grandes choses, c’était écrit, c’était le destin historique, deux barbus l’avaient démontré à longueur de livres et d’autres, plus ou moins barbus avaient ouverts la voie. Une femme bourgeoise raconte ses fugues du camp d’entrainement des jeunes filles bien-nées, le bien nommé « internat », pour rejoindre les camps d’entrainement des résistants. Un vieil homme refait sa tournée en voiture dans les collines pour ameuter les foules à la régie, sa voix chante encore la mélodie de la révolte qui n’est jamais arrivée. Ils et Elles ont échoué, leurs luttes se sont noyées dans les flaques de sang de la guerre civile. A la fin du documentaire, ils et elles se retrouvent après quelques années de séparation, très vite, les vieilles habitudes reprennent le dessus, on débat comme au bon vieux temps du syndicat. Qu’est ce qui nous a fait échouer ? Etait-ce le parti ? Les comités ? La gauche ? Le sectarisme ? Qui est responsable ? Que faut-il blâmer ? Que pouvons-nous faire aujourd’hui ? La bourgeoise d’antan suggère qu’il faut théoriser, que ni Marx ni Lénine ne furent colonisés, qu’il faut construire nos outils à nous, nos puissances à nous. Elle veut que de leurs échecs se dégage une voie.

A cet instant, dans la salle, il y a peut-être victoire, mince, presque futile, mais victoire quand même. Ils et elles transmettent leurs rêves et leurs erreurs à une foule à Tunis. Donnent à voir et à entendre, et peut-être que dans la salle, certains écoutent et absorbent. Quelque chose voyage dans le temps et dans les expériences, s’attache à quelques esprits et mijote doucement. Peut-être.


« La Tunisie est frappée de la Malédiction de Caton : « Il faut détruire Carthage ». Chaque homme politique qui entre en scène efface ce qui l’a précédé. Ceci est valide aussi bien pour le pouvoir que pour les groupes d’opposition. Chaque collectif démarre sur un terrain qu’il décide vierge. « Tous ceux qui sont venus avant moi se sont trompés. Moi j’apporte la vraie vérité » affirme le leader d’un nouveau groupe ou le nouveau leader d’un groupe déjà existant. Il n’y ni transmission, ni continuité »

J’ai trouvé cette formule dans un livre de sociologie politique. Ce n’est pas le genre de livre que je vous souhaite de lire, il y a des graphiques dedans. Mais bon… Tout est bon à prendre, alors je ne vais pas me gêner avec des bouts de ça et là. On parle ici de politique et d’hommes politiques, de leurs petites ambitions et de leurs immenses petitesses. Rien de révolutionnaire. Mais cette remarque me propulse bien plus loin. « Tous ceux qui sont venus avant moi se sont trompés. Moi j’apporte la vraie vérité ». C’est un chant aux accents familiers. Une poussée mégalomane qui augure des lendemains poussiéreux, déjà croisés. Si je devais reformuler pour rendre le propos plus proche de l’objet de cet article qui ne sait pas trop ce qu’il veut dire, je dirais qu’il s’agit d’un syllogisme :

  1. Nous sommes présentement dans la merde.
  2. Notre présent est le fruit de notre passé.
  3. Donc notre passé c’est de la merde.

Ce raisonnement est bien sûr particulièrement utilisé en politique : c’est l’histoire qui nous mène là où nous sommes, et alors les anciens sont responsables, eux les malhabiles, eux les colonisables, eux les dictaturables. C’est à peu près là, la moitié de la pensée politique arabe que je viens de résumer, avec son lot d’hommes providentiels confidentiels venus ajouter le point 4. « Moi j’apporte la vraie vérité » que l’on connaît mieux sous la forme  « Moi, je vous ai compris ».

Mais cette condamnation sans appel du passé, il me semble la croiser tous les jours, partout, et depuis longtemps. Au grand marché des virginités et des tables rases, il n’y a jamais eu rupture de stock. Tous les jours offrent leurs lots d’étals prétendument neufs. Même ce magazine dans lequel j’écris et que j’ai contribué à créer y a vendu sa came, convaincu de sa nécessité face aux cartes postales trop propres que l’on vend au grand marché de l’authenticité globalisée. Mais avant nous, il y a eu Souffles, il y a eu Alif, il y a eu en fait, des coulées entières d’écrivains et d’écrivaines en quête d’eux-mêmes, perdus entre les langues, perdus entre les mers, perdus. Il y en a eu tant des perdus. Il y a eu des Dib, des Amrouche, des Djebar, des Chraïbi, des Yacine, des Memmi. Il y a soixante ans, ils écrivaient la même douleur, l’exacte même douleur. Et l’on se sent quelque peu inutile, après soixante ans, à écrire la même chose. L’on se sent même nuisible, à gratter des cicatrices que tout le monde veut voir closes.


L’agacement grandit avec les pages, c’est l’histoire d’une femme, nulle part dans la maison de son père. Les rideaux de sa pudeur sont trop épais et ses mains écrivent trop longuement leurs tremblements à la saisie d’une lettre que lui a envoyé un homme. Et alors, un homme t’as écrit ? Tu as du le cacher comme nous toutes, personne n’a vu personne n’a su, inutile de t’épancher sur ce jeu de cache-cache que l’on doit jouer éternellement, non ? Il y a bien plus audacieux, bien plus téméraire comme gestes, tu ne penses pas ? Des cachotteries, nous ne sortons pas, mais vois-tu, maintenant, on arrive à dérober aux regards bien plus scandaleux, bien plus exaltant qu’une simple correspondance.

Mais peu à peu, l’agacement se dissipe, je me joins tant bien que mal aux tremblements tiens. Au détour d’une page, un début de tendresse fleurit mes acides. Elle monte doucement à mesure que je fais miennes tes audaces de femme. Cela prend du temps de comprendre, que derrière chaque éclatement de pouvoir que je saisis à ce monde, que derrière chaque jaillissement de liberté dans mes mains et mes mots, il y a ces tremblements que tu as soufflé à une feuille de papier.

Cela prend du temps, et du travail, de s’habituer à ne pas jeter par-dessus bord tout ce qui ne s’enveloppe pas de l’éclat électrique de l’impertinence. On pense « Je n’ai pas le temps pour ces choses de rien » alors que l’on évite scrupuleusement de songer à ses propres limites, aux verrières de confort que nos doigts n’osent pas saisir. Toute image est là pour qu’on se l’imagine, et alors, en lieu et place du jeu de « Qui tuera l’ancien ? », j’imagine un relais, pas comme ceux du sport où l’on se suit sèchement mais un relais d’un autre type où tes pas construisent les miens. Tes pas ne me guident que dans la solidité qu’ils se proposent de m’offrir. Je les prends pour rendre vie à ta course, qui est aussi ma course, vers cette liberté que je ne sais plus vraiment dire.


Un matin de décembre, on invite la « gauche » à discuter, dans le jardin fleuri d’une fondation allemande. Je n’arrive qu’à la fin, lorsque la place est laissée à quelques jeunes, venus parler horizons neufs. Il faut remarquer que la salle est grise, souvent chauve. Très vite, de cette remarque se lève le chahut, le brouhaha se fait insupportable, le gris et le chauve se disputent les soupirs, c’est à qui sait mieux interrompre ce que disent les mal-aimés jeunes. Le bruit s’élève, s’élève pour barrer la route, pour barbeler le chemin. Le gris et le chauve refuse de céder la place, il n’a pas encore fini la partie, c’est toujours son tour, la manette est collée trop fort à ses mains, et puis c’est pour moi qu’on a acheté la console, idiot ! Les jeunes disent sans le dire « La console a changé, on a plus de chances de gagner si vous nous donnez la manette » mais il devient clair qu’il faudra l’arracher, comme il a fallu tout arracher à nos gris et nos chauves.

L’air est bientôt irrespirable, les chauves et les gris crient à présent, se révoltent, et se dénudent de leurs politesses, alors on sort emprunter de l’air frais au jardin fleuri du bailleur de fonds allemand.

Là-bas, de jeunes hommes nous expliquent fièrement qu’ils rédigent un programme pour créer un parti écologico-socialiste, avec le soutien de la fondation allemande qui leur offre un financement ou quelque chose comme ça. Mon sourire se fait un peu forcé. Je les imagine dans une pièce, avec des bureaux, quelques livres. Les idées fusent et l’enthousiasme asphyxie la pièce. Ils écrivent avec minutie, avec attention, armés de la certitude de bien faire que procure une dotation allemande.

il y a du gris et du chauve en eux, du gris et du chauve d’un autre temps, d’une autre espèce, mais du gris et du chauve quand même.


J’écris à présent l’histoire d’une femme. Je me sens coupable car voilà des mois que je travaille, et je n’ai pas eu le courage de m’approcher de son histoire à cette femme. Pourtant, je la connais son histoire, je la sens sur le bout de mes doigts comme une brûlure.

Elle est l’écho d’outre-tombe de la lueur d’espoir que me jette un jour une amie, son revers, son envers, je ne sais même pas dire ce qui les unit, mais elles sont unies ces histoires. Elle dit, cette amie, que l’on sera la dernière génération du masque. Elle le dit à Paris, qu’elle ne veut pas quitter pour revenir au bercail affronter ses parents. Elle le dit, confiante, avec un sourire qui s’accroche à l’avenir. Elle dit que nous serons les derniers à devoir jongler nuit et jour entre le visage que l’on présente au monde et celui que l’on s’invente dans l’intimité, les derniers à connaître les jeux de l’ombre et de la lumière, les derniers, les sacrifiés bien sûr, mais enfin, enfin, derniers.

Et j’ai envie de croire cela avec elle. J’ai envie de toutes les forces de mon envie de voir les visages qui m’entourent respirer sans les doubles et triples pensées qui colonisent leurs énergies.

Mais voilà, je pense à cette femme. Et rien que de penser à elle, mon espoir glisse et tombe dans je ne sais quel gouffre. Peut-être qu’elle n’a pas existé cette femme, je n’en sais rien, ça n’est pas important. Je n’ai aucun mal à m’imaginer ses traits fatigués de cinquantenaire, ses cheveux soigneusement teints pour faire perdre sa prise au temps qui passe, la voix enrouée par les cigarettes, sa démarche à la fois sûre d’elle et accablée par le poids de ce qu’il lui faut porter. Ce sont surtout ses yeux que je vois. Éteints face au miroir.

C’est qu’elle a vécu sa propre traversée de l’histoire au bout de 50 ans. Elle est née pendant la guerre, s’est instruite au crépuscule de la colonisation. Elle a connu l’excitation et l’angoisse qui précédaient l’indépendance, le déchaînement d’espoir qui s’y est accroché. Elle y a cru comme on croit à l’aube du lendemain. C’était la certitude rayonnante que rien ne saurait empêcher à présent. Tous les jours, une pierre nouvelle à poser au pied de la nation nouvelle qui se construit. Voilà soudain Tunis centre du monde, cœur battant des espoirs de toute une génération, tandis que les parents regardaient ce qu’ils n’avaient su accomplir. Les yeux, en ce temps-là, brillaient d’avenir et d’effort.

Mais ça n’a pas duré. Très vite, trop vite même, elle a vu ses camarades s’affaisser mollement sur les sièges matelassés de leurs bureaux, peu à peu, les mots dignité et justice sont devenus pâteux dans leur bouche. L’un après l’autre, ils tombaient, certains s’enfonçaient progressivement dans une déchéance sans nom, qui s’accompagnait bien souvent d’un pouvoir mirobolant. Voilà qu’ils piétinaient tout pour la simple assurance de rester confortablement installés, sans autre ambition que celle d’atteindre la plus matelassée des chaises qu’offrait le pays neuf. Elle les a vus louvoyer avec leurs principes, un sourire faible sur la bouche, celui qui dit « Je ne suis qu’humain après tout, je n’ai pas à avoir la rigidité d’une poutre ». Les mêmes qui foudroyaient les colons pour toute atteinte aux principes dont ils se disaient porteurs, ces vrais héritiers de l’humanisme et de l’universalisme comme ils aimaient à se penser, voilà que très tôt, ils s’accommodèrent des meurtres et des cris dans les sous-sols rances des commissariats. Elle a vu tout cela, du plus près qu’il soit, de son phare de femme, que l’on renvoie sans remords aux pénates, en lui disant que c’est des affaires d’hommes, tout en se délectant de la présenter aux réceptions avec les chaises les plus hautes du pays. Elle a vu. Elle sait ce que c’est un opprimé à qui l’on donne un bâton.

Elle savait tout cela, et pourtant, c’est cet ordre-là qu’elle a inculqué à ses enfants, elle ne trouvait rien d’autre à leur donner si ce n’est les clés de la vie dans cette terre soudain asséchée. Ce n’était pas difficile, elle n’a fait que répéter ce qu’on lui a inculquer lorsqu’elle était enfant. C’est comme les vieilles chansons des parents, enfants, on ne veut pas les écouter, pour peu, on se boucherait les oreilles, mais quoiqu’il advienne, un matin, des années plus tard, on les fredonne en les entendant passer à la radio et on réalise un peu surpris que l’on connaît bien les paroles, alors même que l’on ne voulait rien entendre. C’était pareil avec les mots de ses parents. Ils se sont retrouvés sur sa bouche, elle les a redonnés à ses enfants, sans conviction mais avec force. Elle a dit : « Voilà comment être dans cette société si vous voulez réussir ». Mais si au début, ils n’ont rien fait, serrant les mains qu’on leur demandait de serrer et embrassant les joues qu’on leur tendait, avec l’âge, ils ont fini par rire de sa sagesse de femme du monde et par s’enfermer dans leurs chambres quand Papa ramenait ses collègues matelassés à dîner.

C’est que pendant les après-midis d’été, pendant que les parents faisaient paisiblement leur sieste, bercé par le chant strident des cigales, ils avaient lu les livres qui parlaient d’émancipation et de liberté. Ils les ont lus et ils ne voulaient rien faire d’autre à présent que lire encore. Ils ont lu comme on lit un nouveau jour. A jamais neuf le jour, à jamais à venir, insoupçonné et pourtant si près de nos portes. Ils ont méprisé leurs parents, tombés dans la boue du monde, dénués de rêves et d’avenir. Ils ont dit « C’est notre tour à présent, avec nous tout va changer, nous serons les derniers ». Ils aimaient ces livres qui les faisaient respirer dans l’enclos des masques à porter, des censures à arborer. Ils les avaient achetés avec leur propre argent, fiers de le dépenser avec intelligence, convaincus de trouver le chemin de la liberté, pas comme leurs parents qui achetaient voitures et parures. Ils ne savaient pas que s’ils avaient grimpés jusqu’à la dernière étagère de la bibliothèque parentale, ils les auraient trouvés, les mêmes livres, annotés avec la même passion. Ils ne le savaient pas car ils n’avaient pas cherché à le savoir, ils ne voyaient en eux que les forces de l’oppression généralisée. Mais il faut dire pour leur défense que nulle part sur le visage de leurs parents ne subsistait de traces de ce passé. Ils n’auraient jamais pu deviner l’étendue des rêves que l’on se murmurait tard dans la nuit du temps du colon avide. Tout cela s’était enseveli sous on ne sait quel tombeau.

La mère a regardé ses enfants changer, elle les a vus se moquer de ses manies et de ses peurs, elle n’a pas protesté. Un jour, elle a trouvé les livres dans leurs chambres et a souri sans enthousiasme. Elle savait déjà. Le « changement » est passé par là, les enchaînant plus durement encore à la boue des commissariats ensanglantés et des rêves torturés jusqu’à l’oubli du jour. Eux aussi, ont préféré la tranquillité de leurs jours à la noirceur de la nuit que promettait le pouvoir à ceux et celles qui osaient. Eux aussi ont rangé les livres au fond de leurs bibliothèques, se contentant de reproduire ce monde qu’ils n’avaient jamais vraiment quitté.

La voilà à cinquante ans, face au miroir, incapable. Son fils vient d’avoir un fils à son tour. Elle est grand-mère. Cela ne l’enthousiasme pas. On ne devrait pas naître dans un pays où tout ce qu’on a à donner en héritage, c’est un bâton ensanglanté.

Alors oui. Peut-être sommes-nous les derniers, je l’espère, mais nous ne sommes pas les premiers à y avoir penser.

© Adriana Vidano