Douce est la poésie qui rappelle aux esprits égarés les petites banalités de la vie. Mémoire de mots face à l’inconsistance des jours. Souvenirs d’objets libérés de la fadeur du quotidien. Chaque poème qui heurte la page arrache un objet au silence du monde, fait table rase du brouhaha ambiant pour installer une image, éveiller une couleur, attiser une émotion, ressusciter un souvenir entre les pages froissées d’un vieux carnet d’écriture. En arpentant les sentiers embaumés de la poésie, on apprend le métier obsolète de la patience. On s’enivre des effluves des mots. On dialogue avec le matériau sublime du langage. Echange interrompu par cette question d’une autre époque : que peut la poésie face au chaos de l’Histoire ?
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Assis sur le tabouret doux-amer de l’exil, j’ouvre le Petit Musée portatif d’Abdellatif Laâbi. L’arbre à poèmes laisse tomber ses fruits. Je vois un encrier qui se remémore ses prouesses passées, des étriers qui galopent vers le royaume de l’enfance, un coussin qui tisse la beauté dans ses broderies, une étagère qui exhibe fièrement ses branches fleuries, une chaise de circoncis qui nargue le marché de l’art, des tables syriennes qui racontent les idéologies défuntes et les corps meurtris, une moucharabieh qui fait danser ses arabesques sous la lumière de l’éphémère, un miroir tunisien qui se regarde dans ses révoltes inachevées, un tapis marocain qui survole les chimères de l’adolescence perdue, un coffre clouté qui veille sur une correspondance interrompue avec un rêve de pays.
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Dans le musée intérieur, je sais que le poète est à la fois le conservateur et le guide. Il me prend par la main de l’inspiration partagée, me fait lire les petites notices de l’intime, commente l’agencement de l’âme et les petites lumières de l’esprit, insuffle une nouvelle vie à tous ces objets que le temps a vieillis, que le regard a longtemps frôlés sans percevoir, que le monde a sciemment ignorés sans daigner se justifier. Par un effet de miroir dont seule la poésie a le secret, je me rends compte que j’ai égaré ma propre mémoire des objets, que j’ai traversé les années avec la même légèreté coupable, la même insouciance incorrigible. Comme tant d’autres, j’ai passé mes jours à effacer sans jamais reconstruire. A chaque étape, ses emblèmes. A chaque victoire, ses illusions. Mal d’histoire. Mal de présent. Mal de n’avoir pas su regarder le monde. Mal d’avoir assisté, impuissant et désabusé, à l’effacement des objets, à l’évanescence des lieux, à l’écroulement de tous ces châteaux construits avec le sable fin du souvenir.
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Dans le musée de l’entre-deux, mon regard s’arrête sur le portrait de la « Table ronde ». Laâbi me fait cette confidence :
A force de manger dessus
on oublie sa fêlure
ses gravures cunéiformes
ses senteurs d’huile vierge
de Meknès
On la nettoie
sans la moindre caresse
Je me dis que le poète a raison. Au pays, on ne caresse pas les tables. On préfère les essuyer avec les torchons de la présomption et de la suffisance. On frotte à en effacer les aspérités. On les couvre de nappes ridicules. On les transporte à quatre mains. On abandonne sur leurs surfaces des vases décrépits et monochromes. On les met sens dessus dessous pour faire le ménage. On ferme les volets et on laisse le temps faire son œuvre. Au bout de ma nostalgie, je rassemble mes forces et je crie : Gloire aux tables rondes languissant dans les grands salons du pays ! Gloire à ces fêlures de bois et de cœur, à ces miettes d’histoire et de dignité, à ces lieux qu’on n’a jamais pris le temps de visiter, à ces objets qu’on n’a jamais regardés, à ces musées qu’on a oublié de bâtir sur le fatras de nos défaites et de nos désillusions !
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Douce est la poésie qui murmure que l’avenir habite ici, derrière le mur de la chambre, sous l’étagère poussiéreuse, entre les arabesques emmêlées, sur la vieille table ronde du salon. Un jour, j’irai m’enfermer dans un musée étranger pour humer le parfum du passé. J’irai avec mon vieux carnet de notes et une plume à l’encre indélébile. Je m’arrêterai entre deux souvenirs pour faire des croquis ou pour compter les flocons de neige lavant la mémoire endolorie. Je ressusciterai sur le papier tous ces objets que je n’ai jamais su regarder. Je ferai l’éloge de la table ronde sur laquelle je posais jadis mes affaires d’écolier ou du petit bureau dénudé sur lequel je composai des lettres d’amour sans destinataire. J’écrirai pour dire que ce monde est capable de faire table rase mille fois par jour, que chaque instantané ne dure que le temps de sa prise, que chaque morceau de nostalgie efface celui qui le précède et annonce celui qui le suit.
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Douce est la table ronde qui me rappelle que l’écriture est l’art subtil d’effacer et de reconstruire pour résister aux vents dominants. Palimpseste de mots pour tenir tête à la nuit de la pensée facile. Un jour, peut-être, j’irai bâtir un musée au pays. Je n’y mettrai que des tables rondes. De toutes les couleurs. De toutes les tailles. Je ferai appel aux poètes exilés pour caresser les tables de leurs mots d’amour, pour décrire les fêlures des corps et des âmes, les meurtrissures de l’esprit et de la mémoire. Un jour, peut-être, nous serions tous des guides et des conservateurs dans des musées aux fenêtres innombrables et aux couloirs infinis. De temps à autre, nous cesserons de manger sur les tables rondes pour en déchiffrer les gravures ou pour en humer les senteurs. A la fin de chaque repas, nous prendrons le temps de caresser cette matière rugueuse qui nous ressemble et de compter, en silence, les miettes d’histoires qui nous restent. Et si l’un de nous lève le petit doigt pour faire table rase du passé, nous pointerons un autre doigt vers l’avenir pour lui rappeler qu’on écrit toujours dans l’entre-deux, qu’on renaît toujours de la déchirure.
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Dans un coin de ce musée à venir, je sais qu’il nous faudra une table ronde suffisamment grande pour contenir nos mots et nos silences, pour concilier nos blessures et nos paradoxes, pour recoller patiemment les morceaux de nos vases éclatés, pour dire à nos aînés notre reconnaissance et nos faiblesses, pour avouer sans vergogne notre égoïsme primaire et notre impatience légendaire, pour lire dans nos assiettes vides le visage brouillé de notre mélancolie et la silhouette incertaine de notre désir. Alors on fermera les volets, on baissera les rideaux et on déclamera des poèmes de mille lignes pour épuiser la nuit. Et à l’aube d’un jour nouveau, on ouvrira les fenêtres pour humer la fraîcheur intacte de la poésie et on fera semblant de confondre les soleils de notre pays avec les tables rondes de notre enfance.