© Alaa Badr

Azara

I –

J’aimerais que tu fasses un film mais ce n’est ce que tu fais. Si ce n’est pas toi qui me lis ce truc là je ne le lirai jamais. Moi Azri, et je parle au nom de ce groupe défiguré qui tombe par copeaux d’insultes de la bouche des gens, des Azara qui ne sont tenus que par le tissu lacunaire de leurs familles – laine, tafta, restes des choses brodées et que sais-je -, moi Azri je peux te dire que nous n’avons que très peu de choses à faire de ce que les gens écrivent. Peut-être oui, si vraiment, dans les faits divers on décrit une infamie qui nous concerne, ou si tu nous vois dans les avis de recherches, peut-être oui, c’est important. Mais alors, toi, ce que tu écriras je préfère te le dire, ça sera vite enseveli, comme les carcasses d’escargots dans le chantier du port.

Je suis le plus important des Azara. Puisque rien n’a encore été écrit sur nous, et que je suis le tout premier modèle, je deviens l’étalon des Azara, leur image qui va commencer à se répliquer, à partir de laquelle nous allons tous faire surface, tous les Azri, sous toutes les formes. C’est ton ambition, on dirait.

 Ah, tu n’as pas d’ambition.

Si, si, je te crois.

Déjà, je me sens plus léger. J’oublie cette famille qui me tort l’humeur. Parce que tu écris sur moi, je les délaisse. Ça me fait ça, ça me débarrasse des choses, maintenant c’est toi qui prend en charge, mon passé, mon présent, la manière dont les choses sont les unes dans les autres dans ma petite vie. Moi je te suis. Ça fait l’effet d’une abdication.

Non, ne fais pas comme ça. Fend-le d’abord en deux, puis appuie avec l’index. Tu n’es pas très adroite.

Je me calme, d’accord. Je ne fais que répondre minutieusement sur ma famille, sur mon enfance, je te dis les mots qui me viennent, les premiers, pas les deuxièmes. Pourtant toi tu n’as pas du tout l’air d’écrire avec tes premiers mots. Pourquoi moi je n’aurais pas le droit aux reprises ? Ah ce n’est pas d’un acteur que tu as besoin. Je fais ce que tu veux moi.

Ce n’est même pas un film ! Je fais des histoires. Quelque chose d’écrit comme ça, ça vous précipite dans l’oubli avant toute chose ; ça ne vous fait pas une place. On ne verra pas mon visage, et je ne pourrai pas dire des choses drôles. Tu n’as pas l’air drôle toi quand tu écris.

Tu te vexes, tu vois, tu n’es pas drôle. Lis-moi, où en es-tu ?

*********

Un « Azri » au pluriel ça donne « Azara ».

Habitants des blocs 1, bloc 1A, bloc 1B, bloc 2, bloc 2A, 2B, 2C, bloc 3… des Résidences de l’Aube, Résidences du Couchant, Résidences du Petit Matin, Résidences de la Sérénité, Résidences de l’Espoir.

Créatures de la ville, de nulle part ailleurs, de la ville Haute.

Tout ce qui est su d’eux est que l’été est leur festival, leur Moussem et leur Hadra. Ils ont mobilisé les coiffeurs de tous les blocs pour la taille estivale. Sur les fauteuils des barbiers, et les longs bancs du rasage à la chaîne, leurs yeux se sont rivés sur les miroirs. Tous, le teint verdi par la lumière du néon bienheureux. Les dents serrées dans l’anxiété du coup raté.

« Fais gaffe ! Fais gaffe tu vas m’arracher la peau, ça va gicler dans ton trou à rat ! »

Courts derrière la nuque, sur les tempes, mais touffus sur le point culminant du crâne. Avec des nuances d’un Azri à un autre.

Il ne s’agit pas d’un rite de passage obligatoire. Il s’agit d’autre chose.

Les minutes chez le coiffeur, pour chaque Azri, correspondent à l’enclenchement du temps des jouissances. C’est pour l’été. Cela fait un bruit discret, celui d’un œuf cru qu’on casse, court et gras. Et ils sont partis. Deux mois dans les rues, et à la plage, au bord du gros Océan qui gonfle sans arrêt.

C’est noble un Azri. C’est impressionnant les Azara ensemble.

Résumés dans toutes les bouches, croisés et recroisés par les autres citadins, sur le bord des routes, les rebords des murets, les stations de bus, et tous les lieux de la négligence, et tous les lieux dont on s’occupe bien, à la lisière du faste.

Dans les immeubles de ses résidences, habitent aussi leurs familles. Chaque « Azri » est l’occupant imperturbable d’un canapé, le retranché indélogeable d’une des pièces qu’on lui réserve.

Le chéri

ou l’abjuré

Le fils parmi la flopée de fils.

Un fils tout de même, mais avec cette chose l’entourant, ce vice du mépris tourné vers soi, cette incrédulité.

On se demande ce qu’il va faire, ce que ça va donner.

Dans chaque famille, ou recomposée, ou de femme seule, ou d’homme vaincu, ou d’homme puissant, ou de femme terrible, ou d’homme et de femme soudés et paisibles, ils ont une place, on leur tolère un passage, on leur accepte le gîte, la nourriture. Mais non sans une certaine précarité pour certains.

Ceux-ci sont situés entre l’amour     – la peine est grande au moment des fugues et des arrestations –    et la tranquille détestation, le retour à certains mots sauvages et vicieux, et à certains venins bien connus, rejets des progénitures, et célébrations de la rue.

On en connait des biens choyés aussi. Des bien nourris, des adorés, des jalousés. Ils sont terribles ceux-ci. Des Azri dont le père et la mère se sentent profondément responsables jusqu’aux sueurs froides.

Chaque Azri est une résonance pour un autre Azri. Quelque part leur nombre est fatiguant. De les voir tous s’affairer aux portes des lycées, puis aux portes des universités, on ne sait pas quoi en faire, il ne vous vient aucune idée. De voir leurs processions massées descendant « les pentes », de la ville Haute, à la ville Basse, ça vous éreinte la vue, aussi. On ne sait comment regarder une chose pareille.

Un été fut décisif. Mais ce n’était pas une tournure soudaine. Ça s’était accumulé de sorte à ce que tout le monde y soit préparé. Une série de lassitudes, et un long passif d’inquiétudes qui vous grommelaient dans le ventre. C’était un été où la ville était saturée, de grands bruits, et les loisirs s’étaient multipliés, sur les trottoirs, la corniche, les bordures des parcs, et même les jardins semi-privatisés des résidences pour saisonniers. Tout le monde à la ville Basse traînait dans l’humidité, et dans les fumées des grillades. Les Azara se mêlaient joyeusement à la foule, ils avaient les joues rosies, leurs shorts étaient courts, ils partaient dans de grands rires, mangeaient assis par terre ou debout devant les stands.

Un groupe de jeune « Azara » avait filé le long des pentes, le matin, assez tôt, au moment où la brise circule toujours.

Ils avaient tranquillement dépassé les bifurcations vers les usines, n’avaient gêné personne, surtout qu’un accord tacite s’était fait entre les travailleurs qui descendent par les pentes du Sud, et les jeunes femmes des pâtisseries-cafés-coiffeurs-villas qui prenaient celles de l’extrême Nord, tandis que les Azara en descente à la plage, occupaient le reste, les plus hardis se mélangeant quelque peu aux jeunes femmes, dont le refus n’a jamais été bien catégorique. Les Azara étaient tempérés par la présence des jeunes femmes, et à les voir cela faisait une belle procession, plus molle peut-être, mais aussi étrange, du fait de la raideur des jeunes femmes à peine réveillées.

Ils étaient arrivés à la ville basse, avaient traversé la grande avenue et avaient afflué à leur habitude à la plage du « Centre ». On y accédait par un très large terrain vague qui ressemblait aux alentours d’un marécage, et aussi par endroits, à une brûlure blanche ; l’herbe était roussie. Les bambous étaient altiers et très fiers et vous cachaient la vue de la mer.

Arrivés là, ils avaient croisé les agents d’autorité en tenues fluorescentes. Ils avaient dit que le sable de la plage du « Centre » étant de grande qualité, et source de fierté, il allait être recueilli en quantités suffisantes pour des chantiers de construction dans la région. Que dorénavant, cette plage était une plage interdite, aussi pour la sécurité des concitoyens. Que les chantiers étaient des chantiers du palais.

« Vive le roi ! » avaient dit les Azara, « Vive le roi ! » avaient répétés d’autres. Ils s’en allèrent un peu déconcertés.

Cette plage du « Centre » était ainsi devenue une plage extrêmement paisible et nue tout l’été durant. Sauvage mais aussi vivement épiée, entourée d’yeux et d’attente. Le « Centre » en fut dégorgé de l’afflux des « Azara ». Aussi le terrain vague et les bambous.

Ceux-ci se sont lancés en quête d’autres accès à la mer. Il était bien difficile d’imaginer des journées autres que celles qu’ils avaient sur la plage. Il y avait là un potentiel de tristesse bien trop grande pour que soit envisagé, autre chose que de suivre la procession bienheureuse, son espace intérieur épais, où le rire extrême donnait le hoquet, où on s’amusait beaucoup et à répétition.

« Eh, on ferait quoi sinon ? »

Un des accès choisis fut à travers les quartiers résidentiels.

*************

II-

Netbahar en arabe ça voudrait presque dire me frotter au sable et à l’eau, c’est quelque chose comme se badigeonner. Netbahar c’est peut-être une gloutonnerie liée à la mer, c’est comme s’en gaver. C’est le bhar appuyé qui fait ça, cet effet-là. C’est aller à la mer en soi, le sens de Netbahar, mais c’est total, c’est la peau, la bouche les plis du cou et les ridules au coin des yeux qui se frottent au sable et s’irisent de sel. Je le dis comme ça en quittant ma mère et son dos rond et mon petit père sec, c’est l’insulte que je leur fait, aller chaque jour à la mer. J’y vais, « ghadi netbahar ».

Tu appellerais ton histoire El Azri ? Mais c’est vraiment nul comme titre. El Azri, comme ça, épelé comme ça ? Ecoute, si tu veux après tout. Ça me fait de l’effet que tu veuille écrire sur moi, tu sais. Mais comment tu m’as choisi, moi en particulier ? Pourquoi je t’ai plu ?

Pour l’instant tu ne dis rien je trouve. Si ? Je ne sens pas que tu dis quelque chose à propos de moi, c’est comme si tu me caressais tout autour. Si, ça me plait, pourquoi pas.

Azara, c’est le titre finalement. Tu le dis comme ça, au pluriel, comme si on était un groupe de plusieurs Azri. Pourtant tu ne m’as parlé qu’à moi. Comment tu sais pour les autres ?

Alors, pour toi ma belle, je peux être un chiffre, et je peux être aussi slogan si tu le veux, et je peux tout autant être héros dans un de ces nouveaux films qu’on fait pour « se regarder en face ». Tu sais le dernier film où le truand se promène avec un caniche qu’il aime beaucoup ? J’aurais pu être le Azri de ce film, et on m’aurait vu dans la scène d’ouverture. On entend souvent dire, « il faut se regarder en face ». Je me demande bien ce je verrai, si je me regardais en face ; sans doute peu de choses. Ça rend tout de même ému, de se voir répliqué comme ça dans un livre. Tu fais ça d’une drôle de manière, tu me veux pareil, dans un livre. Je peux être ce gars-là aussi, c’est une suggestion intéressante. El Azri de ton livre, je peux, c’est dans mes cordes. Ça fait tout drôle cette expression « se regarder en face » et puis c’est assez sévère, et je ne tolère qu’une chose sévère, et c’est le visage de celui qui me fournit les petites pilules rosâtres.

Ça cet été, oui, c’est vrai que ça m’a fait drôle de devoir remonter le matin de l’interdiction, chez ma mère qui m’a regardé, comme on lorgne sur un nuage. Elle est prudente ma mère. Elle ne dit rien de sa haine, et pourtant ses mimiques, ça vous assècherait un bougainvillier, ça gâterait les figues de la saison ! Ma mère ! Je me suis éclipsé dans la pièce du fond, elle ne m’a pas adressé la parole, elle a continué à essorer le linge, elle s’apprêtait à aller travailler. J’ai collé mon dos au carrelage, et je me suis senti atterré. Pourquoi tu ne l’appellerais pas la plage interdite ton histoire ? Ça sonne mieux je trouve. De toutes les façons tu n’as pas l’air de vouloir raconter mon retour à la maison, et cet été où ma mère m’a épié tout le long.

Oui, tu peux continuer, tu veux vraiment savoir si ça me fait de l’effet toi alors !

*************

Les Azara s’étaient décidés à descendre par les fentes entre les villas d’un quartier très fleuri, et assez loin du centre. Il n’y avait pas d’accès à la mer, officiellement, mais seulement des sentiers, d’un mètre de large, qui donnaient accès à une portion de plage. Tous les balcons étaient tournés vers la mer, et cela donnait l’impression d’un état de siège. Il y avait eu une procession continue tout le jour, avec des sortes de files d’attente, car ceux déjà sur la plage devaient s’organiser, pousser leurs parasols ou s’en défaire, afin de laisser la place aux autres. Le vendeur de beignets avait réussi à se faufiler, il était vif, et sautillait entre les corps, massés, de plus en plus serrés. Dans le quartier muet, des cris, des raclements de gorge, et des claquements de langues. Les Azri attendaient paisiblement qu’arrive leur tour. Il fallait se déchausser, et s’engouffrer dans un sentier plein d’herbes folles. Il n’y avait personne sur cette plage. On fit même entrer, un stand pour sandwichs. Le vendeur de beignets était dressé comme un mat au milieu des corps qui se jouxtaient à même le sol. On se roulait là où s’endormaient les vagues, à la commissure. Il n’y avait pas d’enfants, pas beaucoup de filles, seulement les Azara, c’étaient les conditions qui voulaient ça. On organisa des jeux, on chanta, et certains de manière langoureuse. On était une flopée de corps mats, un grouillement. Quand on regardait de près, on pouvait distinguer certains yeux qui brillaient, d’autres qui s’étaient mouillés, d’autres dont les paupières tombaient. Aussi, les différences entre les fronts, les marques sur les dos. Le bruit, une fois sur la plage, occupait tout l’esprit. On était dans le bruit pour ainsi dire ; il y avait une certaine dangerosité à ne pouvoir s’en dégager, cela donnait la nausée à certains.

A droite on pouvait apercevoir la plage du centre nue, et les agents fluorescents et nonchalants. Elle était au-delà d’un éboulement rocheux. Le sable y était lisse. Il n’y avait aucun mouvement. On pouvait s’imaginer y être, et ça faisait respirer un peu. Le mouvement s’était calmé, tout le monde avait trouvé une minuscule portion de sable, et gesticulait.

De très larges cercles de conversation naissaient, et c’était comme si toute la plage bavardait. Les plus rétifs à une telle foule, allaient plonger à la mer, et nageaient longtemps, jusqu’à l’épuisement parfois.

On voulut remonter, sortir de la plage, mais il y eut un obstacle.

Le passage à son embouchure, celle qui donnait sur le quartier résidentiel, était tout obstrué, de poubelles, de bâtons, de briques, de sacs de ciment. D’abord, on ne poussa pas fort, on ne s’inquiéta pas.

Les Azara à la plage, y restèrent jusqu’à la tombée de la nuit, le stand de sandwich fumait, et les bavardages étaient inépuisables. Certains se mettaient des algues sur les épaules, pour apaiser les coups de soleil. Ils s’appuyèrent dos à dos, têtes contre bustes, genoux croisés, ils se firent des accolades de bras ; cela faisait plus d’espace. La nage longue en avait harassé plusieurs qui gisaient ensommeillés. La lune pointait déjà.

On en était arrivé à raconter des histoires de famille, on remonta loin dans le temps, on était pointu sur le déroulé des trahisons. On évoqua ce qui frustrait. On buvait les paroles, il y avait une avidité inexplicable. On en arriva même à multiplier des détails. On parla énormément des familles, c’est vrai on raconta tout.

Dans les résidences il y avait des histoires très vives. Le Azri du deuxième étage du bloc 2A Résidence du Couchant avait volé à sa sœur toute sa paie des trois derniers mois, elle s’en était tirée les cheveux, elle lui bâillonna la bouche avec un foulard et jura qu’elle écrabouillerait ces couilles qui le protégeaient de tout on dirait. Il promit de la rembourser, il s’égosilla en promesses.

Le Azri du 1er étage du Bloc 2A Résidence de la Renaissance racontait avec ardeur le mal que lui faisait le grésillement du néon dans le salon sous lequel il devait dormir. Vraiment ça crépitait tout le jour, mais il n’osait rien changer dans sa maison.

Le Azri du 3ème étage du même bloc, avait failli être engagé comme footballer de 1ère division ; seulement on apprit les activités de son père et frère, et on s’excusa. On ne voulait pas footballer avec un passif de syndiqué vous imaginez. Il jura qu’il n’avait pas une once d’intérêt pour ces histoires, mais ça y est. Son père ! Ce décortiqueur de crevettes.

Le Azri de la Résidence de l’Aube, le seul présent, était de père inconnu. On se tut de honte. On le regarda comme il se doit, puis on demanda des détails sur sa mère. Il concocta le récit de sa mère, cette femme pleine d’allégresse et qui le faisait cuisiner avec elle.

Parfois on interpellait quelqu’un parce que ça suffisait, ce qu’il disait n’avait ni queue ni tête.

On raconta des histoires de pilules, des magouilles de pharmaciens fournisseurs. Et des histoires de sparadraps, de tempes recousues à la va vite, de dislocations de genoux, de putréfactions de peaux du coude. Et c’était dans le jardin de l’hôpital qu’on s’arrangeait.

Parfois encore les cous se tendaient vers un Azri qui se creusait l’estomac pour venir à bout son récit, les mains se tendaient vers son dos, en reconnaissance de son existence calamiteuse. On se promit que le lendemain on s’offrirait le petit déjeuner. On devint ami, frère, on s’engouffra dans l’émoi tout neuf.

On voulut réessayer de repartir. Cette fois, on s’y mit à plusieurs, on poussa, on dégagea la voie ; on déboucha sur un mur de briques haut de cinq mètres, le ciment du haut du mur était encore frais, parait-il. On ne s’en était pas aperçu, la construction avait dû prendre le jour entier.

On poussa le mur. Mais pas trop fort, car sa présence vous interloquait. Il était le fruit d’une volonté qui déjà, vous appesantissait le sang.

On retourna à la plage.

« Ils nous trouverons une solution ».

On alla consulter les agents fluorescents, pour savoir si exceptionnellement, comme jamais cela ne se répètera, on pouvait remonter par-là et retourner chez soi, les mères, les sœurs, les pères s’inquiétaient, ils allaient bientôt être submergés d’avis de disparition.

« Non, la plage est interdite, les ordres sont stricts, on ne fait que notre travail ».

« Ah »

« Himaj »                       « Khmaj »                     « haraj »                   « A’jaj »

On entendait des mots épars comme ceux-là, dans le quartier derrière le mur de briques. Les Azara se mirent à être plus silencieux, adolescents chétifs. Ils ne se mirent pas en colère d’abord, ils retournèrent à leurs portions de sable. Il n’y avait plus cette longue chaîne de bavardages, on s’assécha.

Quelqu’un a crié

« Jawad ! Où est l’autobus ? Je veux voir ma mère ! »

On s’esclaffa, tout le monde interpela Jawad. C’était vraiment comme cela, que souvent les chauffeurs de bus s’appelaient.

« A JAWAD ».

On rit de bon cœur, comme si tout ce monde était dans un train à l’arrêt et qu’il fallait faire passer le temps.

D’autres nageurs s’en allèrent s’essouffler en aller-retour, on distinguait à peine les boursoufflures des vagues.

« On va quand même pas rester là ». Mais il n’y avait personne contre qui déverser sa colère. Les fluorescents là-bas, ils étaient tranquilles et ne savaient rien, et puis en plus on les connaissait, c’était des fils du voisinage, à un an près d’école on aurait pu être à leur place, à faire la même chose. On ne se mettait pas en colère.

« On ne va quand même pas nous laisser là. »

Les premières crampes apparurent.

Gâchis de l’éducation nationale, trous dans non poches, déversements, épaules vigoureuses, vraiment, nul ne sait ce que vous vaquez à faire toute la journée durant, ni de quelles manières vous vous nourrissez, ce qu’il y a comme vacuité dans vos crânes, vous qui chantonnez et interpellez les filles tout le jour. Personne ne sait combien de mères vous avez asséchées à vous attendre tremblotante, ou à vous renvoyer de force pour aérer un peu l’espace de la pièce où elle est confinée. Allégresses difformes, erreurs générationnelles, il faut bien faire un peu le vide, pour qu’on recommence à nouveau, et sur des bases saines, à construire la nation.

Des cris de douleur se mirent à poindre, mais on les contenait. On porta sur ses épaules, les plus endoloris, ou ceux qui de panique, respiraient mal. Ils étaient suspendus en planches. On lutta. On se mit à promettre que dorénavant il n’y aurait plus que le football dans la rue, qu’on n’irait plus à la plage. C’était juré, plus jamais un tel empressement pour la plage.

Azri truant, Azri inassouvi, Azri agresseur, Azri moquerie, Azri dont je ne suis pas fier. Azri de ma ville.

On dormit. On tenta de dormir dans la large cellule étoilée. Dans la nuit on avait senti des bruits, mais on n’osa rien, on était pétrifié, c’était le sel qui atteignait les os.

« Les plages à droite sont interdites », un fluo avait répété ça, le matin suivant, sans que lui parvienne même l’écho d’une interpellation. On avait construit un grillage en face des fluos. Une femme passa sur la plage du Centre. Elle aussi était dressée comme un mat, sa robe dansait, elle n’eut pas un regard pour les Azara, ils étaient comme l’éboulement de pierres. Les Azara crurent au mirage. Le vendeur de beignets était au désespoir, il lui restait le pot de confiture d’abricot, complètement liquéfié. Il creusa un trou et l’y versa.

*****

Jawad le chauffeur du bus, celui qui remontait à la ville Haute chargé de tous les Azara, était soulagé de voir son itinéraire changer. Les Azara ensemble, ce n’était pas croyable, ça s’égosillait, ça te faisait des hurlements, ça te faisait t’arrêter, c’était des conditions de travail pas supportables. Il les déversait dans la ville haute, et il les voyait courir, comme des ombres d’animaux, et c’était la deuxième partie du jour, l’heure des équipes de football. Ça, ça lui plaisait, leur éparpillement heureux. Il s’attendrissait ; il ne leur faisait pas toujours payer, et c’était un arrangement, qu’en ferait-on de ses gaillards, si on ne les faisait pas circuler un peu ? Eux avaient inventé « les hymnes de Jawad » et c’étaient les chansons des retours des plages, pour Jawad qui écourtait la route aux fils de son quartier.

« Jawad al roujoula »

Jawad se regardait dans le pare-brise. Il observait l’arrière de cette carcasse de bus, qui secouait les os. Il n’y avait que quelques jeunes femmes qui travaillaient tard, et d’autres personnes éparses. On le payait exactement la même somme. Il travaillait deux heures de moins maintenant. Il n’osa demander où étaient les Azara, parce qu’à la fin, il ne saurait en nommer un seul avec précision, nom-prénom-adresse. Il avait toujours l’impression qu’ils étaient tous semblables, mais à chaque fournée différents, se distribuant entre les résidences. C’était pas croyable, ce n’était pas à lui de lancer un avis de recherche pour toute la marmaille de la ville ; et puis que pouvait on contre des centaines de gaillards dans la force de l’âge ? Ils se débrouillaient.

On fit des desseins sur le mur d’un mètre de large et de cinq mètres de haut, face quartier. On compensa financièrement tous les habitants des demeures qui durent tourner dos à la mer, et ne purent plus avoir accès à leurs balcons.

On fit des chansons dans les résidences de Couchant, de l’Aube, de l’Espoir, de la Renaissance, des sortes de litanies, c’était la fierté de la Ville Haute dont on se souviendrait, car elles étaient très mûres, très mélodieuses, elle vous collaient aux tempes et vous rendait l’humeur légère, mais un peu migraineuse. Les familles furent terrorisées de ne rien comprendre des semaines durant, à l’intervention qui eut lieu. Certaines cependant, même si pudiques, étaient soulagées car on n’en était pas au premier fils qui avait fugué, ou avait fait des histoires terribles qui ne pourraient même pas se raconter de manière intelligible, même si on voulait. Vraiment, on vit des femmes s’auréoler d’une nouvelle vigueur, elles avaient un poids en moins. Mais on ne peut bien sûr deviner où se logent les peines, on ne dit que ce qu’on voit.

Pour l’instant on était abasourdis par ce trou béant qui était advenu. Comme on ne savait quoi en penser, il fallut continuer à égrener les jours. Les allers et retours des travailleurs sur les pentes étaient imperturbables.

On respira un peu plus dans la ville, le spectacle des processions des gens de la ville haute était plus aéré, il fallait le reconnaitre.