Ce roman m’a affectée, un peu comme une maladie qui vous fatigue.
Voilà un certain temps que chez Asameena nous nous interrogeons, jusqu’à la panne parfois. Jusqu’au mal d’écrire. Ou comme le romancier Mohamed Leftah l’écrivait à son ami Mohamed Hmoudane, jusqu’à ce qu’à ce que l’expérience de l’écriture s’apparente à une diarrhée. « Ça s’accumule, ça continue » disait-il.[1]
Nous n’avons jamais eu peur de douter dans cette équipe. C’est peut-être là, notre force vitale, en même temps que notre facteur d’impuissance.
Les questions sont simples. Ce sont toujours les mêmes, inaltérables et répétitives. Pourquoi écrit-on ? Et pour qui écrit-on ? Cette dernière question me paraît du moins la plus prolifique. Parce qu’elle invite à être traitée sur le plan littéraire, esthétique et politique. C’est cette question qui va guider mon examen subjectif du roman de Meryem Alaoui. “La vérité sort de la bouche du cheval”.
Le roman est simple, solidement situé dès les premières pages. Il s’agit tantôt du monologue intérieur, tantôt du récit oral de Jmiaa, prostituée bon marché, qui opère à Mers Sultan. Sa vie est bouleversée lorsqu’elle rencontre la surnommée « Bouche de cheval », jeune réalisatrice installée en Hollande, qui voudrait se documenter auprès des prostituées du quartier, pour achever l’écriture de son scénario. Le roman se finit comme un conte de fée : la prostituée aura finalement été embauchée comme actrice, et sortie du trou.
Jmiaa est habilement mise en scène. Les choix narratifs de l’auteur impriment à l’intrigue le rythme du quotidien saturé de Jmiaa. Assommée par les passes, le désir des autres, son désir contrarié, la nourriture, l’alcool, les cigarettes, la télévision, et les hommes enfin. Car les hommes dans le monde de Jmiaa sont principalement abusifs, faux, et minables.
L’habileté tient à ce que ce choix formel (le journal), permet de faire l’économie de certains récits, au gré de ce que le personnage décide de dévoiler, de cracher même, de laisser entendre ou de cacher. Le personnage est corrosif à certains égards, et cela constitue l’armature fébrile de ce roman. C’est à cela seul que le roman tient. L’écrivaine joue le jeu, retourne son point de vue, usurpe l’identité de Jmiaa, et raconte. Certains comiques de situation attestent de l’opération : on rit du regard que porte Jmiaa sur « Bouche de cheval », qu’on imagine bien plus proche du point de vue de sa position sociale de la romancière que celle-ci le serait de Jmiaa, la pute.
En revanche, c’est sciemment que l’exercice littéraire, est qualifié ici d’usurpation. Car la tentative de se mettre à la place de Jmiaa est inconséquente. La question « pour qui écrit-on? » surgit dès lors que le lecteur est familier de Casablanca, ou plus généralement de ce côté-ci du monde fracturé des représentations. Les représentations atrophiées des mondes non-blancs après qu’ils aient été mollement ou violemment quittés par leurs colonisateurs. Ce lecteur-ci n’apprendra rien. Son monde, notre monde, n’est pas recomposé ou foré par un imaginaire qui nous révèlerait à nous-mêmes. Les êtres, nos êtres ne sont pas sondés. Nous sommes plutôt l’objet d’un racket. Braqués par un regard qui semble n’avoir jamais pris le risque de se débattre avec le Casablanca des putes et des gardiens de voiture. Le parler populaire darija, les anecdotes de rue sont pillés, puis plaqués dans le texte. Nous traversons alors l’œil morne, des platitudes nous concernant. Elles sont certes données à voir par l’écrivaine avec un certain sens de la débrouillardise, mais données à voir à qui ? A qui y trouvera son compte. Ceux-là y liront un témoignage léger et excitant, ou y retrouverons le délice de ce braquage similaire à celui qu’opère l’œil des photographes coloniaux, fixant le corps des femmes indigènes. Ou bien, pire encore, ils iront y chercher à l’image du lecteur visiblement attentif, Antoine Perraud[2], la rassurante confirmation que les voix et les langues affranchies des ex-colonisés, leur sera toujours tout à fait intelligible sans l’ombre d’un trouble, et qu’ils pourront se réjouir du spectacle de leur existence sans l’ombre d’un doute.
Pourtant dans notre petite histoire -sélective et mondiale- des littératures d’expression française, on se débat avec le langage, on le plie pour y imprimer notre présence, on y met en danger l’usage monolithique du français. Dans des formes qui vont jusqu’à l’opacité, comme le défend Edouard Glissant :
« Ces littératures dont je pressens l’apparition, ces littératures du monde, je crois qu’elles ne seront possibles que si on affirme à leur entrée, à l’endroit d’où nous sommes et d’où nous pouvons deviner leur apparition, ce que je crois être et ce que j’appelle, s’agissant des problèmes d’identité, le droit pour chacun à l’opacité »[3]
Ce que fait Myriam Alaoui, de son propre aveu, est une opération de traduction littérale du dialecte, en langue française. C’est là l’inventivité littéraire allègrement louée par ses critiques. Cela n’est truculent que pour un lecteur qui méconnaît cette darija, il y verra un affolement joyeux du langage. Pour nous, il s’agit de cet exercice enfantin que nous faisions pour détourner cette langue que nous apprenions comme on apprend le pouvoir. « tle3li ferrass » devenait : « il me monte à la tête », et en cas de rhume « drebni al berd » se muait en « le vent m’a frappé ». Nous le faisons tous pour badiner. Mais Jmiaa et les siens méritent plus que le badinage. C’est à dire qu’ils méritent un corps à corps avec les mots, jusqu’à l’émergence de formes capable de les révéler ou de les transfigurer[4]. Ici, nous sommes plutôt servis sur un plateau aux bons yeux amusés du Quartier Latin. Quelle tristesse !
Dans ce monde qui nous a été légué, qui sépare, différencie, hiérarchise, méprise puis lisse, témoigner de l’existence des autres n’est pas une mince affaire. Meryem Alaoui n’est pas témoin de la vie de Jmiaa, elle la braque dans le sens où elle la plaque, telle quelle, comme une surface. Les anecdotes que Meryem Alaoui accumule et prend pour argent comptant, comme par exemple le désintérêt de cette pute de Mers Sultan pour les manifestations du 20 février, auraient mérité un examen plus tendu. Cette image est celle de l’espoir qui s’assèche chez beaucoup d’entre nous, elle est viscérale, elle aurait mérité un travail littéraire qui se débatte pour la restituer dans sa chair.
Pourtant, Meryem Alaoui est précédée d’exemples de femmes écrivaines qui ont essayé de déterrer l’existence d’autres femmes inconnues de l’Histoire dans toute leur épaisseur, par un travail minutieux de documentation, et d’archives. A l’exemple d’Assia Djebar qui cherchait à restituer la densité de l’existence et des silences de femmes algériennes durant la colonisation française. Pourtant, la surface à laquelle elle avait accès, est celle de pairs d’yeux derrière des hayks dans des photographies[5].
Alors on s’interroge. De quoi ce texte est-il le témoin ? Peut-être du regard de son auteur, plus que l’existence de ses personnages. Le regard de quelqu’un qui a scruté la rue par la vitre de sa voiture, par la fenêtre de son appartement, sans jamais se débattre avec elle, avec ses démons.
Mais cette rue est pourtant dense, et riche. Elle pose un défi absolument prolifique à l’écrivain et à l’artiste, car la représentation artistique et littéraire de notre monde est sinistrée par des décennies de trucages et d’amputations. Représenter les rues de Casablanca impose donc d’y travailler. Et même d’y travailler durement. Notion qui paraît étrangère à Meryem Alaoui, qui semble avoir fait un roman de l’écume truquée d’une réalité à laquelle elle dit pourtant s’être soumise. Jusqu’à en vomir d’après une de ses interviews.
[1] Hmoudane Mohamed. Le ciel, Hassan II et maman France. Editions de la différence. p. 124-125. Hmoudane écrit à la même page : “La réalité est moche dit Leftah sobrement mais avec beaucoup de lucidité, (…); avant de citer de mémoire, forçant un peu sur sa voix avinée, hachée par une respiration de plus en plus saccadée, ce passage de Gide : “tant de mots sont-ils nécessaires? Et la contention de l’esprit, l’effort d’affabuler une intrigue, pour tendre devant le lecteur cette broderie bariolée qui, pour un temps, devant lui s’interpose et voile la réalité”. Leftah en évoquant ces phrases de Gide faisait sans doute allusion, à ses propres écrits (…). Il laissait surtout entendre sa lassitude, son affliction, son dégoût même de l’écriture.
[2] Perraud Antoine et Zerouala Faiza, “Tire ta langue : Meryem Alaoui romancière, penser en arabe écrire en français”, 18 octobre 2018.
[3] Édouard Glissant , « Introduction à une poétique du divers » (Gallimard 1996 )
[4] On pense au roman de Mohamed Laftah, Demoiselles de Numidie, où il s’agit également de prostituées casablancaises, muées en “femmes fleurs”. Salim Jay écrit à ce propos, dans son Dictionnaire des écrivains marocains, “Il raconte un bordel à Casablanca dans un élan de styliste qui fait songer à Apollinaire, ou à Pierre Louÿs. Tout l’ouvrage appelle constamment à des comparaisons (…) mais on ne connaît pas d’autre écrivain marocain de langue française qui ait fait preuve d’une originalité aussi fulgurante, aussi corrosive, mêlant la tendresse la plus épanouie à la description la plus choquante, la plus vraie des sévices sacrificiels imposés par le monde prostitutionnel.”
[5] Assia Djebar, 1982, La Zerda ou les chants de l’oubli, court-métrage produit par la Radio et Télévision Algérienne. Disponible ici