Attention, les histoires auxquelles vous allez assister, et que vous allez savourer goulûment j’en suis sûr, ont été entièrement rédigées dans une ambiance d’attente, de mouvement, de souterrains et de « convivialité » forcée. Elles sont plus ou moins longues, plus ou moins saillantes, selon l’ambiance des trajets, les situations tragi-comiques rencontrées et le rythme des odyssées.
Il était une fois dans les caveaux souterrains où rampe une chenille mécanique, un être à la frimousse hirsute et aux cheveux non moins banals. À cause de la crise, de la malaria ou de je ne sais quelles affres dont seul le vil destin a le secret, il s’était mis dans la tête de dévaliser passivement les malheureux passagers du métro parisien. Voilà donc le récit, parfois réaliste et parfois fantastique voire fantasmatique, de sa quête souterraine et celle de ses généreux bienfaiteurs.
Acte 1 : de retour des tropiques
Acte 2 : curiosités touristiques
Acte 3 : philanthropie de gauchos light
Acte A : A cheval entre l’éternelle galère et la justice sociale : les reclus du futur
Acte 5 : eugénisme entre crevards
Acte 6 : le film d’amour de métro
Acte 7 : protégeons notre terre nature
Acte 8 : pleures comme un clodo ce que tu n’as pas su garder comme un universitaire post doctorant en nanoscience
Acte 9 : de tiers-mondiste à tiers social
Acte 10 : allons enfants de la Syrie, l’heure de choir est encore arrivée
Acte T10.5 : ou l’acte pressé d’en finir
Acte 11 bis : on se prend la tête, donc nous sommes
Acte B : une rencontre parisienne, direction les étoiles
Conclusion… ?
Acte 1 de retour des tropiques
Allongé sur son clic clac, il contemplait les mètres carrés de sable doré qu’il s’était approprié ou plutôt que son hôtel avait déclaré « propriété privé », « no entry pour les gens du village !». Cette portion de mer lui appartenait, à lui et rien qu’à lui ; enfin pendant quelques jours. Et c’était certes alors à lui mais aussi aux deux milles personnes qui venaient chaque année se prélasser au soleil du club Med. Souvent, il voyait quelques bandes de gamins s’aventurer jusqu’à la limite de sa parcelle de sable, armés de leurs yeux avides et presque fous. « Futur bande de criminels » murmurait-il en son for intérieur. Ils furetaient autour des parasols, cherchant tout ce qu’ils pourraient brandir comme trésors de guerre : des jouets abandonnés, un sac trop à la vue et même une serviette délaissée. Lui, il les voyait d’un regard à demi sévère, à demi-bienveillant comme s’ils lui rappelaient ses propres péripéties de gamin. Il leur aurait aisément passé leur vivacité adolescente s’ils n’avaient pas eu cette hargne, cette faim chaotique qui lui était totalement étrangère, lui à qui on avait toujours appris à avoir une certaine déférence par rapport aux autres.
Juste avant de sortir du métro, il prit son air nostalgique et glissa une pièce de monnaie dans la poche du freluquet en loques en espérant qu’il faisait partie de la première catégorie de paumés. Il accéléra alors le pas comme s’il craignait de connaître la réponse à sa question.
Acte 2: curiosités touristiques
Oui, pour le mélange culturel ! Vive le grand air et les fabuleuses capitales ! Exotisme et positivisme tel devrait être l’emblème de l’humanité !
Orpailleurs de frimousse et de paysage, pourfendeur d’ennui d’été et d’hiver, amoureux de la bohême et de la poésie, joyeux lurons en short aux couleurs criantes ; marmaille de marmots tout excités, couples récemment diplômés, promus, licenciés, ou tout autre raison pour prendre le grand large, vieux schnocks en mal de vie et de raison de vivre et enfin immigrés d’un soir : complexés de l’histoire coloniale ou passeurs de profession. Tous vont par vents et marées et ténèbres souterrains chercher ce qu’ils n’ont pas trouvé chez eux.
Notre touriste était un touriste mi classique mi obsessionnel. C’était un addict, un addict de l’escalade. Apparemment nulle imposante montagne ne justifierait sa présence dans les tunnels parisiens. Il était un touriste de passage vers les côtes rocheuses de Bretagne. Mais tout chercheur de vérité saurait que quelque chose d’autre se tramait dans le ciboulot de cet adepte de l’ascension sportive.
Pour ne pas faillir à sa discipline semi-aérienne semi-terrestre, il se promit d’explorer Paris de fonds en combles en une journée, à pied bien sûr. Mais il y eut un bémol. Alors qu’il escaladait comme tout bon touriste qui se respecte l’avenue des Champs Elysées, il y remarqua non pas les magasins étincelants ou les larges avenues regorgeants de ses semblables errants mais plutôt les bouches aux dentitions en escalier crachant un flot continu d’humanoïdes en retard ou pressés de franchir la ligne de « l’air pour tous » le premier. Il s’en approcha prudemment de peur de se prendre en pleine tarte les éternuements réguliers de cette créature souterraine. Les escaliers crasseux disparaissaient au tournant de l’une des deux sombres entrées. Il resta au milieu des escaliers slalomant entre les chercheurs de lumière sans oser s’aventurer en bas. Puis après quelques minutes, ses jambes athlétiques lui imposèrent de prendre une décision. Il allait rebrousser chemin quand il vit ces êtres étranges descendre à toute vitesse les escaliers en lançant des cris de fous furieux. De pareils cris d’excitation ne pouvaient qu’annoncer la plus inattendue des aventures souterraines.
Il suivit le dédale d’escaliers, sauta comme les autres sur ce qu’il lui sembla être une étrange haie de parcours et atterrit quelques empressements plus loin sur le quai. Les individus étrangement en avance par rapport à leur temps, stylistiquement parlant, s’amusaient, en hiboux humanoïdes, à se percher sur le bord du quai, puis à soupeser une de leurs jambes alors que l’autre tremblait dangereusement. Le métro les rata de peu. Ils s’esclaffèrent de rire avant de se jeter à l’intérieur. L’énergie débordante de l’athlète frustré se métamorphosa en curiosité maladive, spectaculaire. Il s’embarqua avec les deux clowns.
L’un des deux bouffons publics se leva majestueusement du siège où il s’était effondré. Il avança lentement vers la barre du milieu, le menton légèrement levé, et adressa un regard hautain au reste de l’assemblée du wagon. Il s’éclaircit la gorge, chassa une mouche qui avait sympathisé avec lui et discourra : « étant actuellement au chômage et s’étant dernièrement marié avec mon compagnon ici présent en toute connaissance de cause…Hi Hi, du coup on est deux au chômage…Attendez, je vous vois venir…nous ne voulons pas de votre argent pour nous, ah non cela jamais. On a notre dignité comme même. Mais mon nouveau mari ici présent s’étant mis dans la caboche l’idée d’avoir un enfant, je sollicite votre bourse et votre bon cœur messieurs dame pour une fécondation in vitro ».
Après un incroyable stand down et des demi-sourires mal étouffés, le prince qui pue fit la ronde avec à la bouche son tantra préféré : « A votre bon cœur messieurs dames ». Le touriste alléché fantasmait des femmes qui offraient leurs ovaires, des larves d’humains congelées en papier-cadeau, des spermatozoïdes affamés en auto-stop, un utérus usé prêté à la va-vite, une police du sperme infiltrée par des vitrieux en mal d’enfants. STOP ! Le délirium de la rue dépassait parfois celui de l’esprit. Il ne sourit pas, lui.
Lui vint soudain une image peu commune ou plutôt trop commune pour qu’elle l’étonne autant : un homme blanc chétif se détachait d’une croix. Il montait au ciel. Il était sorti de la matrice sans que nul sperme n’ait fécondé l’ovule de sa mère. Il était né alors, le Christ-roi.
Juste avant de sortir du métro, il contempla un moment la main tendue vers lui et y glissa sa main en guise de solidarité et de compassion paternelle. Il s’étonna du regard inquisiteur de l’amoureux pouilleux qui ne voulait pas lui lâcher la main et compris seulement à ce moment que faute d’avoir gravi un haut sommet, il était descendu aux origines de l’homme.
Acte 3 : philanthropie de gauchos light
Non, à la délocalisation ! Oui, au partage des richesses ! Mais faut pas déconner. Les germes d’Afrique gardez-les. Les dérives migratoires ne nous bassinez pas trop avec. Tolstoiste oui mais pas stalinien. Léniniste oui mais pas tolstoiste. Marxiste oui mais pas Léniniste. De gauche modérée oui mais pas marxiste.
Le gaucho de base a le cœur grand, a la larme à l’œil et est généralement modestement riche ou orgueilleusement pauvre. Il arrive même qu’il ait un job moyen, une voiture moyenne, qu’il manifeste moyennement, qu’il se plaigne de la situation moyennement, qu’il vote contre, qu’il se bouge pour, qu’il milite avec. C’est à ce dernier genre de bobo que notre ami autoproclamé cette soirée guitariste SDF eut à faire.
Juste avant de sortir de métro, il prit son air à demi-militant, à demi compatissant et glissa une pièce de monnaie dans la poche du camarade en loques qui hurlait du BOB Marley avec un accent breton.
Acte A : A cheval entre l’éternelle galère et la justice sociale : les reclus du futur
Il est des pays dans le pays et des cultures dans la culture. Au pays des survestes et des Nikes stylées, au-delà des monts HLM et des casemates sociales, grandit un peuple longtemps oublié. A l’intérieur des tours d’ivoire métalliques, des cages d’escaliers et des caves tristement burlesques se fomente depuis longtemps une révolte haineuse, dont l’origine remonte loin dans la généalogie de la peur, de l’effraction et de l’effroi ; au temps des grands rois et des colonisateurs assoiffés ; indivisible de l’éternelle roue du pouvoir. Comment opprimer pour ne pas être opprimé ?! Voici la question fausse que se posaient la plupart des banlieusards d’ici et d’ailleurs.
Anti-blanc, comprenez gens de la haute cité, des médias et des pus-la gueule politique ; le fils croisé d’un Breton et d’une martiniquaise de père algérien se trimbalait dans le quai l’air vénère. Il avait vu la veille une émission avec des blancs vénères. Ils se posaient des questions qui n’avaient pas à être posées : devrait-on construire un nouveau mur autour de la cité pour la protéger des attaques des barbares, comprenez les arabes et les renois, comprenez les musulmans. Du moins, c’est ce qu’il avait retenu. Pour se révolter, il ne paya pas son ticket de métro.
A la limite de ces deux mondes et même au-delà, dans ce qu’on appellera l’empire du milieu ou même l’empire des ténèbres survit une espèce admirablement tenace, les SIF ou les « sans identités fixes ». Après avoir longtemps été traqués de tunnel en tunnel par la police des uns et la milice des autres, les SIF, anciens SDF, décidèrent de se fédérer et de former un nouveau groupe qui satisferait les besoins de contrôle et de répression des uns et les pulsions déchaînées et les envies de revanche des autres. Plus de béatitude passive, plus d’errances infinies, plus de pleurnichements et de cris de colère contre les humains et les invisibles, plus de flirts interminables avec la lassitude et la mort. Ils se transformèrent alors en portefaix moderne, messagers des deux mondes, infiltrés pour les uns et chez les autres, attiseurs de passion et de conflit ou défenseurs de la justice et de la paix ; leurs services se monnayaient très cher et ils accomplissaient toujours leurs missions, parfois aussi au prix cher.
Si les autorités blanches pensaient à construire un nouveau mur entre les deux mondes, c’était à cause des intrusions de plus en plus fréquentes de certains métis de la banlieue dans les ruelles riches de la cité. Les autorités, assurant la sécurité et le bonheur de l’ensemble de la population blanche, avait fait en sorte de laisser des plages horaires spécifiques aux habitants des banlieues afin qu’ils se rendent à leur lieu de travail sans se mélanger au reste de la population. Des agents les escortaient après à leur lieu de travail puis, à leur sortie, jusqu’aux bouches de métro. La multiplication des malfrats au sein de la ville démontrait l’existence d’une faille qu’il fallait trouver le plus vite possible. On confia à une bande de SIF la tâche de découvrir cette faille et d’y remédier par n’importe quel moyen mais sans laisser de trace. La cité des blancs ne voulait pas que la république stationne ses gardiens de la paix et de la justice sociale à ses frontières.
Seulement voilà, après s’être concerté entre eux, les SIF s’étaient mis d’accord de laisser chacun des partis en suspens. D’un côté, il continuerait à fournir les papiers et les cachettes nécessaires aux habitants de l’au-delà du mur pour pouvoir agir en ville sans qu’on ne les arrête et de l’autre côté ils trahiraient les fraudeurs trop avides de pouvoir et s’arrangeraient pour les livrer à la police des habitants de l’intra-muros. Ce manège aurait pu continuer longtemps si les événements ne s’étaient pas brusquement précipités…
« Hey Madame réveillez-vous. Réveillez-vous ! Vous gênez les autres usagers ». Elle se réveilla tant bien que mal, secouée par les cris des agents de la RATP. Juste avant de sortir du métro, un des agents lui lança, un demi-sourire aux lèvres : « vous avez oublié votre bouquin madame ». Elle revint à son lit de fortune pour récupérer sa bande dessinée et elle lança à l’homme qui l’avait interpellée : « vous pouvez nous prendre tout ce que vous voulez mais vous ne me prendrez pas mon droit de rêver ! ». L’agent, un peu déstabilisé, regarda cette femme en colère s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vision. Il lança alors à ses collègues : « mais elle nous prend pour des Nazis ou quoi ?! ».
Une fois sur le quai, la femme encore mal réveillée, se dépêcha de repérer un coin tranquille où elle pourrait dormir. Les places se faisaient rares de nos jours et les locataires affluaient. Une fois bien installée, la bande dessinée serrée contre elle et un manteau rapiécé la couvrant à moitié, elle se perdit à suivre le flow interminable des voyageurs jusqu’à sombrer à nouveau dans le sommeil.
Le SIF était attaché à une chaise dans une salle vide avec une glace sans tain. En face de lui, un bras mécanique doté d’une pointe métallique affutée, contrôlé par un homme derrière la glace, s’approchait dangereusement. L’homme en uniforme répéta sa question : « où avez-vous caché le produit ? ». Le SIF restait impassible. Il semblait dans un état second. Alors que la lame allait transpercer son œil, il sembla revenir brusquement à lui. Il lança un cri terrible. Le bourreau arrêta la machine. Le SIF, l’œil droit légèrement en sang, parla alors : « d’accord, d’accord, je peux vous expliquer, je peux tout vous dire, enfin ce que je sais. Ne m’éradiquez pas, s’il vous plaît ».
« Quand on s’est révolté après la deuxième traque organisée par les citoyens et les banlieusards, on s’est vite trouvé sans moyens de survie, privés des aides des utilisateurs. Or il y avait parmi nous d’anciens chimistes, généticiens et autres scientifiques mis en quarantaine par la république qui réussirent à se procurer, en utilisant leurs anciens réseaux, un sérum que la république gardait jalousement. Après la quatrième guerre mondiale souterraine, la république avait investi beaucoup d’argent dans ce produit chimique censé modifier le génome pour permettre une résistance jusque-là jamais égalée du corps humain et permettre ainsi sa survie dans les conditions les plus extrêmes. Cependant, à part quelques privilégiés, personne ne connaissait les effets secondaires de ce sérum. Après quelques essais sur des SDF mourants, les scientifiques firent une annonce officielle que tous les SDF purent suivre à travers leur puce intégrée : le produit miracle qui allait leur donner une ténacité incroyable et une longévité jamais égalée était prêt et leur serait distribué mais cela ne se ferait pas sans payer le prix cher. Le produit limitait drastiquement les hormones sexuelles féminines et masculines à tel point qu’il serait impossible pour les SDF une fois le sérum injecté d’avoir une quelconque jouissance sexuelle ni même de se reproduire. Pour survivre, pour devenir des SIF, on demandait à nos corps de revenir à l’enfance, on demandait à nos esprits de faire un dangereux retour en arrière ».
Le SIF reprenait lentement des couleurs. Néanmoins, il prenait soin de maîtriser ses battements de cils de peur de se faire écorcher par la monstrueuse lame. Il reprit : « Le retour à l’enfance ne fut pas facile. Une fois que le sérum fut distribué, un clivage fatal opéra au sein de la communauté des SIF. C’était comme si l’on était plus conscient que de l’un de nos côtés : le côté lumineux ou le côté sombre. Mais l’on était tous unis par un destin commun : après nous, notre race sera éradiquée. Une fois l’angoisse de la mort maîtrisée, je pense qu’on s’est tous libérés. Les premiers décidèrent de se cacher ou de jouer aux messagers de la paix entre les deux bords. Les deuxièmes se dispersèrent dans tout le réseau souterrain, prenant les armes parfois contre tel ou tel partie mais le plus souvent mobilisés pour des assassinats éclairs. Le reste vous le connaissez… »
La machine bougea d’un millimètre en avant. La fine lame pénétra en un éclair le corps vitreux de l’œil du SIF sans provoquer de douleur. L’homme derrière la glace lui ordonna d’un ton calme : « pour la dernière fois, dis-nous où est ce que vous avez caché le produit. Sinon, on va t’éradiquer ».
Le SIF avala sa salive. Il balbutia d’abord quelque chose d’incompréhensible puis se reprit. Le plus dur était de ne pas bouger la tête. Il lança tant bien que mal, en épelant presque les phonèmes : « Ok, O, K. Voilà ce que je sais. Les passeurs SIF avaient prévu un gros coup. Cela était risqué mais ils disaient que les citoyens resserraient trop l’étau sur eux et que bientôt ils seraient obligés de se battre à l’air libre et qu’ils n’étaient pas prêts pour ça. Pour la première fois depuis des décennies, les différents districts de la banlieue avait trouvé une entente. Tous souffraient de la répression de la cité. Les dirigeants des banlieues pressés de passer à l’action optèrent pour un plan radical : la seule manière de se débarrasser de la mainmise des citoyens sur toute l’économie et les aides qu’ils versent au compte goutte aux banlieusards était de couper les ponts une fois pour toute. Une fois en état de choc de part et d’autre, les uns comprendront leur vraie valeur et pourront se libérer du joug des citoyens et les autres prendront conscience, une fois seuls, de l’asservissement qu’ils pratiquaient. Au niveau pratique les banlieusards se posaient plusieurs questions: une fois que les SIF les auraient amenés aux portes de la ville pour poser les bombes, que faire des SIF ? On les condamnait en quelque sorte à une mort certaine. Comment ont-ils pu accepter ce plan sans brancher ?».
« Hahahaha. Tu crois que je ne te vois pas papy, approche, approche, je sais que tu es là ». Cela faisait par trois fois cette semaine qu’Andrea venait la réveiller en pleine nuit. D’habitude, il était en train de chanter ses chansons paillardes bretonnes une bière à la main mais là il semblait avoir une discussion des plus sérieuses avec un ami imaginaire. « Ah, tu vois quand tu veux ! Alors redis-moi encore pourquoi t’avais émigré de la Bretagne ? C’était après la première guerre mondiale ? Oui, je sais, c’était dur pour vous. On vous a mis en première ligne. Quoi ? Tu avais honte de revenir après chez toi ? Tu avais trop changé, on t’a arraché trop tôt à tes racines. Oui je sais, je sais, allez viens détend toi. Bois un petit verre avec moi et tout rentrera dans l’ordre ». La femme tira une bouteille de vin de sa sacoche et la donna à Andrea. Il détala avec en sautillant jusqu’à disparaître du quai. Le sommeil la happa rapidement.
La SIF sentait le froid métallique de l’aiguille dans son œil qui risquait de le déchiqueter à chaque instant. Il poursuivit, haletant : « Ce que les leaders des banlieues ne savaient pas, c’est que proche d’un point aussi critique, les SIF s’étaient entre déchiquetés pour ne garder qu’une seule solution au danger de l’éradication. Alors que l’on attendait des isolés qu’ils soutiennent les banlieusards dans leur effort d’émancipation et de réveil des consciences, et des hordes qu’ils se retournent contre les banlieusards à la dernière minute, la scission se fit autrement. Des isolés et des assassins choisirent la première option et d’autres isolés et d’autres assassins la deuxième. La violence ne pouvait plus tout régler. L’angoisse de mort avait certes été tant bien que mal maîtrisée mais il était naïf de croire qu’elle avait disparue. Ce qu’on nous demandait de trancher, c’était de savoir si l’on voulait rester sous terre ou de revenir vers les hauteurs que ce soit dans la banlieue ou dans la ville. Nous, êtres de la maraude et de la contemplation souterraine, nous, êtres atypiques pouvant errer des jours sans boire et manger, nous, êtres indestructibles n’éprouvant que très peu d’émotions et totalement insensibles à l’attrait du sexe, nous avions subitement compris que nous avions nous-même anéanti toutes nos raisons de vivre. Ils se suicidèrent tous. Il n’y a plus de sérum. Je suis le dernier produit ! ».
La femme se réveilla haletante. Elle ratissa de ses yeux affolés le quai du métro totalement vide à cette heure puis elle essaya de trouver quelque chose dans sa sacoche sans succès. Soudain, elle se calma. Elle releva la couverture et trouva la bande dessinée. Elle l’ouvrit à la dernière page puis prit un crayon. Elle savait maintenant comment allait finir son histoire.
Acte 5 : Eugénisme entre crevards
L’argent, ça va, ça vient. Mais parfois ca ne vient pas du tout. Et si jamais ça pointe son nez, ça va tout de suite finir en canettes. De quoi ? De tout, sauf de l’eau fraîche. Mais parfois, il y a l’étincelle qui sauve tout, qui sonne le glas de la rédemption selon les plus religieux ; qui vous font re-croire en votre déesse cachée pour les plus païens ; qui vous refait humain pour les humanistes.
L’argent, ce liquide sans odeur et sans goût avait enfin un sens. Il illuminait plus qu’il ne brûlait. Les cœurs irradiaient en symbiose le temps de quelques centimes. Il planait du spirituel sur ce geste sans grande envergure. Du spirituel simple et sans grande histoire si ce n’est celle de l’homme en quête.
Nul n’a oublié malgré tout, par nostalgie ou par précieuse parcimonie, le grand rêve que se partageaient les gens simples et moins simples, tout du moins spirituels. Celui de vivre avec sens. Sommes-nous attendris par le visible ou plutôt par l’invisible ? Ce sentiment qui nous pousse à nous serrer les coudes, à ressentir l’autre au plus profond de ses tripes, est-ce de l’ordre de la si fragile et versatile pitié humaine ou est ce du ressort d’un réseau impalpable par nos cinq sens ?
Juste avant de sortir du métro, il ne prit aucun air si ce n’est le sien et glissa une pièce de monnaie dans la poche du frère, du fils, de l’ami, du père, du voisin, de l’inconnu en loques qui quémandait de quoi se nourrir et loger ses enfants pour une nuit.
Acte 6 : Le film d’amour de métro
Fatigué, il l’était à force de chercher la bonne clé, celle qui ouvrirait le portail cadenassé de son cœur. Il guettait la dulcinée, la favorite, la beauté saisissante sans jamais douter de son éphémère existence. Il y croyait dur comme fer, y puisait son manger et y étanchait sa soif. C’était, pour lui, le tenant et l’aboutissant.
Comment l’imaginait-il ? Elle serait rousse comme cette chevelure qui lui tourne le dos et qui dépasse à peine du siège. Elle sera élancée, pas comme les mannequins qui posent dans le métro à côté des boîtes de ravioli, mais plus comme cette tenniswoman dont il avait maté la photo dans Métro. Elle serait habillée classe mais avec des couleurs vives, un brin femme d’affaires et un peu en danseuse de carnaval. Elle aurait plusieurs tics : elle se passerait les mains dans ses cheveux quand elle serait stressée ou debout au milieu d’une foule de gens ; elle sourirait quand il la regardera presque sans qu’elle puisse rien y faire et elle aurait la délicieuse habitude de se pincer discrètement comme si elle se forçait pour descendre de son nuage. Son nom serait craquant, il serait d’origine espagnole, non il serait syrien et peut-être même polonais. Elle aurait un accent, ça s’est sûr. Un accent exotique et chantant plus suédois qu’italien. Il ne supportait pas l’italien, ça lui rappelait trop sa mère. Sa femme à lui et rien qu’à lui, elle respirera la joie de vivre mais elle saurait le cacher des yeux des envieux et des envieuses. Elle aimerait les gosses justes assez pour ne pas désirer en avoir. Elle serait impétueuse si on lui marche sur les pieds et céderait sa place aux faibles et aux agités. Elle serait là quand il aura besoin d’elle, quand la mélancolie le reprendra et qu’elle effritera les moindres parcelles d’espoir. Exactement à l’inverse de son père.
Il rêvassait et le temps passait. Le métro sentait la rose, l’eucalyptus, l’encens, les eaux de toilettes et les parfums les plus raffinés. Les sièges devenaient alors cotonneux, les gens aimables et la galère plus vivable.
Avec elle, il goûterait la douceur, il lui parlerait de sa vie quoique bien banale et il ferait des plans, pleins de plans pour leur futur. Il la chérirait comme jamais il n’avait imaginé et il la suivrait comme une frégate boursouflée par le vent se fie au phare au milieu de la nuit. Il n’aurait plus honte avec elle, il ferait le tour du monde avec elle, il avancerait contre vents et marées ; il serait même prêt à monter vers la lumière d’en dessus, d’en dessus du métro.
Juste avant qu’il puisse sortir, une blonde athlétique, carbonisée par le soleil des îles d’outre-mer, lui barra la route. Son cœur hoqueta d’excitation et d’espoir fou. Tant pis pour la rousse ! Quand elle le tint par la main, ses sens explosèrent. Alors qu’il la contemplait comme si elle était la déesse des déesses et la muse des métros, elle ouvrit délicatement sa main crispée et y glissa un billet de cinquante euros. Elle lui murmura : « je sais combien c’est difficile », puis elle sortit d’un bond du métro.
Acte 7 : Protégeons notre terre nature
Non, au nucléaire ! Non, aux bombasses de voitures ! Non aux déchets badass, au caca dans les égouts et aux mouettes au mazout.
Bien qu’amoureux de la nature, il l’était un peu moins des animaux. Il appréciait particulièrement la bonne chair, les bons steaks saillants et les bons plats cuisinés par maman : bio quand c’est possible, la plupart du temps selon les moyens du bord.
Le gueux, se contentait d’attendre sagement, les cheveux noués à la BOB Marley, les dents jaunes d’amertume et de manque de soin et l’odeur de ceux qui se préservent de l’eau chaude, ou froide d’ailleurs, pour le grand jour. On lui avait volé sa guitare qu’il avait lui-même récupéré quelque part. Il n’avait plus le cœur à chanter. Ces derniers temps, ça a été dur. Il faisait froid en dehors du monde souterrain et la police ratissait les métros à la recherche de pickpocket et de pue-la-gueule en tout genre qui effrayaient les valeureux clients du réseau de transport et faisait fuir quelques touristes un peu trop chics.
Le déclic raisonna dans la tête du pseudo-végétarien comme une cloche à l’heure de la messe. Un père de famille qui ne peut pas soutenir sa famille est éliminé par la flore sociale. Le système est autre dans cette jungle humaine qui démunit les démunies. L’espèce humaine est atteinte dans ce qui fait son humanité même : sa capacité à être suffisamment consciente pour avoir l’embarras du choix qui lui donne sa si précieuse place dans la pyramide darwinienne, notamment et principalement le choix de voir l’autre.
Juste avant de sortir du métro, il respira l’air pollué et perfide de cette société et glissa une pièce de monnaie à ce plancton de la marée humaine. Il souhaita en son for intérieur, très intérieur, que cette race, bien que puante mais si attachante ne subisse pas d’extinction.
Acte 8 : Pleure comme un clodo ce que tu n’as pas su garder comme un universitaire post doctorant en nanoscience
Il murmurait à son pote l’aire grave : « je crois que j’ai raté ma vie. Je n’aurais jamais l’ENS. Pourtant, c’était simple. Il suffisait d’utiliser la suite de Fibonnaci ! ». Un rire terrible lui sauta à la gueule. Le rire s’étala pour ce qui lui sembla être une éternité.
Le barbu était immonde, réellement immonde. Ses poils attaqués par la crasse viraient au rouge rouille. Une auréole de mouche lui coiffait le crâne rasé et un smoking lui collait au corps. Des sandales d’été lui servaient de chausse-pied. Il ricana de plus bel : « il a raté sa vie. Le con ! Et à cause de Fibonnaci. Hahaha ». Son rire sonnait maintenant plus comme une complainte.
La suite de Fibonnaci, le nombre d’or, éléments essentiels dans la vie de tout ingénieur et de tout économiste. Des équations pour poser le cadre de la pensée et donc du profit. Le barbu avait eu la malheureuse idée de se poser la question suivante : y avait-il une équation pour l’éthique ?! Question taboue dans l’univers auquel il appartenait.
La question était même hors sujet, hors débat, hors scientificité. Pourtant l’idée trottait de plus belle dans sa tête. Les collègues l’avaient pris en compassion au début, presque paternalistes. Qui n’était pas passé par cette phase d’errements, de désespoir, de remise en question ? La recherche des lois de l’univers s’avérait parfois trop accablante, trop imposante, trop choquante, même pour les esprits les plus matérialistes qu’une soudaine nostalgie chamanico-universelle était une rechute malheureuse mais nécessaire pour tout bon nano-scientifique en herbe.
Toujours plus petit, plus impalpable, plus léger mais tout étant plus efficace, plus rapide, plus subtile telle étaient le crédo de son employeur. Lui s’occupait à cela. Il était technicien avant tout, un technicien hautement qualifié. Ce qu’on ferait de sa découverte, ou de son labeur quotidien, cela lui importait peu tant que c’était plus léger et plus rapide. Mais la question s’était posé, après qu’il ait croisé un jour dans le métro un jeune réfugié, de savoir ce que son boss faisait de son travail. Il fouilla un peu mais ne trouva rien de très intéressant. Il abandonna alors et se remit à son travail discipliné. Un jour, pour s’aérer l’esprit et chercher l’inspiration pour résoudre un problème particulièrement compliqué, il monta au petit matin les escaliers du Sacré Cœur jusqu’à dominer le Tout Paris. Cela coïncida avec une curieuse scène : deux jeunes garçons basanés se tenant la main sortaient de l’église escortés par trois nonnes les larmes aux yeux. Des agents de police les attendaient dans leur voiture. La voiture partit très vite et les nonnes rebroussèrent chemin. La scène s’était déroulée dans le silence le plus complet. Quand il revint chez lui, il douta de ce qu’il avait vu. Il lui sembla que cela n’était que le produit de son imagination.
Bien des mois plus tard, alors qu’il avait abandonné son travail initial pour un travail de recherche dans un laboratoire prestigieux où il essayait tant bien que mal de prouver l’existence d’un nombre quasi parfait, il assista à un étrange manège. Il était sorti de son laboratoire et marchait tranquillement lorsqu’il fut attiré irrésistiblement vers le Panthéon qu’il avait mainte fois visité. Il marcha au milieu des hommes illustres jusqu’à s’arrêter en face de la tombe de Gaspard Monge. Une image lui apparut pour aussitôt disparaître et laisser place à une autre puis à une autre puis encore à une autre. Dans la première image apparaissait trois poids de mesures. Dans la deuxième il y en avait cinq. Dans la troisième il y en avait huit et ainsi de suite. Cette rafale d’image ne s’arrêta que quand il cria de stupeur. Une dernière image lui parut alors avant de s’évanouir : une pyramide de poids dont les côtés se projetaient à l’infini. Il sortit en courant du Panthéon pour rentrer chez lui.
Et s’il y avait une morale universelle et si on pouvait structurellement construire une hiérarchie de valeurs morales inviolables qui seraient aussi solidement imbriqués et classés que ne le sont les tableaux des atomes, la dix millionième partie du quart du méridien terrestre et ses dérivées et les nombres parfaits. Le bonheur, la justice, la santé, prônés comme phares et surtout l’unanimité, celle quasi-absolue de l’inconcevabilité de l’irrationnel tel qu’il en ait dans les sciences dures, prôné comme cheval de bataille de la morale universelle : plus de compromis culturel, plus de relativité de l’intelligence et du cœur, une réponse définitive pour un comportement moralement obsolète, cruel, absurde. Les valeurs humaines deviendraient « objets » de la science et objet de sérieux.
Depuis qu’il était rentré à la maison, il n’en était plus sorti. Les semaines passaient et la fièvre le dévorait de plus bel. Un jour où il était très faible, il alluma la télé et commença à zapper. Sa main lâcha la télécommande brusquement. Dans un pays lointain, une femme avait été violée. Son père eu honte. Il l’a tua.
Juste avant de sortir du métro, le futur polytechnicien passa rapidement devant le barbu avant de rebrousser chemin et de lui glisser un billet de cinquante euro puis de se jeter hors du métro le visage terriblement pâle. L’ancien ENSien resta à contempler le billet en face de lui comme s’il scrutait une lointaine planète jusqu’à ce que le courant d’air causé par la fermeture éjecte le billet hors du métro.
Acte 9 : de tiers-mondiste à tiers social
Non à la colonisation ! Non au post colonial ! Arrêtons d’exploiter les africains, les asiates et les pauvres d’ici et d’ailleurs ! Tous à l’Elysée et même à La Défense !
Uni avec et pour les anciens Negros, harkis, Rebeux et autres rebuts de la société, les mal lotis, les crevards en manque, les crève-la-dalle, les médecins, les reporters, les compatissants sans frontières, et bien sûr sans oublier la grande masse populaire bercée dans le travail séculier, répétitif et surtout fragile.
Ce tiers mondiste se trouvait être aussi anticapitaliste, car souvent l’un va avec l’autre. Pour lutter contre l’octopus mondial, il achetait des vêtements faits localement : des jeans et surtout des t-shirts aux slogans paradisiaques ou écolos ou même écolos paradisiaques tels que : des pairs de Nike pour les enfants Viets. Il faut dire qu’il avait mauvais goût concernant les vêtements et cela n’allait pas forcément avec le tiers mondialisme. Il militait quand un petit gouvernement Africain de pacotille se faisait renverser par l’armée française. Il jactait de plaisir à chaque appel d’offre perdu par la France en faveur d’un autre mastodonte telle les Etats Unis, la Chine ou la Russie. Et pour finir, monsieur se réclamait fervent supporter de l’équipe nationale car « là au moins, tout le monde devait shooter dans un ballon et fermer sa gueule ».
Que représentait cette âme affligée en face de lui dans ce clash de superpuissance ? Nadie, un grain de sable, à la rigueur un appel à la compréhension, au secours pour sévisse, exploitation, viol culturel et génocide. Il était là à chanter de sa langue incompréhensible un chant traditionnel louant les exploits de quelques ancêtres belliqueux et fiers avant qu’un malheur ne s’abatte sur eux et ne les envoie voguer en pleine mère. L’anticapitaliste primaire n’était pas amateur de la théorie du complot, mais il admettait pouvoir et même devoir faire une exception : par quel complot machiavélique ce SDF -que l’on devrait appeler plus convenablement : un SDTAVF (t pour travail, a pour amis, v pour vie, etc.…) ou un chat, un chat d’égout et noir en plus, se retrouve à l’affût des regards indifférents d’une bande d’addicts en tous genres, du travail, des amis et de la vie fixe, trop fixe et manquant parfois grandement d’humanisme ?
Juste avant de sortir du métro, les traits de son visage lui donnant un air à démêler le nœud gordien, il trancha dans le vif et glissa une pièce de monnaie à cet épiphénomène socioculturelle en espérant que sa céphalée nouvellement acquise se dissiperait après une bonne nuit de manifestation pacifique.
Acte 10 : allons enfants de la Syrie, l’heure de choir est encore arrivée
Une clocharde peut en cacher une autre ou une marmaille d’autres. Celle-là cachait un peuple de clochardes et de clochards. Jamais clocharde n’avait maraudé aussi loin de sa zone. Jamais clocharde n’avait vraiment tout perdu : argent, boulot, famille, patrie, parole. Non, on ne lui avait pas coupé la langue mais c’était comme si on l’avait muselé à perpétuité.
Une femme était accroupie la face au sol. A côté d’elle, un papier où y avait écrit : « j’ai faim ». Les passants passaient. Les plus pauvres criaient au scandale : « c’est facile de faire la Meskina ! Pourquoi elle ne travaille pas comme les autres ?! Tous les mêmes ». Les rebeux en groupe se faisaient des clins d’œil l’air de dire : « on la connaît la fameuse « famille syrienne, aidez nous ». Je ne me trimballe pas moi avec une pancarte « rebeu au chômage », et puis qui me dit qu’ils sont syriens ?! ». Ceux dont la conscience persistait à se questionner se creusaient les méninges : faut-il assumer les fautes de mes aïeuls ?Il y a bien des associations, médecin du monde, le 115 et l’Etat, l’Etat dans tout ça ?!
30 000, 30 000 réfugiés, SDF potentiels avec en plus une malédiction sordide : « ne pas avoir le droit d’avoir des droits, de demander des droits, d’être SDF légal et de jouer du violon avec des cordes mal accordées ». 30 000 dans un pays immense par sa générosité et l’esprit de ses habitants. Que représentaient-ils ? Certainement par 30 000 bêtes de somme errantes sous les ponts et les camps isolés du reste du monde.
La bombe, l’explosion, la déflagration de l’intérieur en un extérieur tueur, saccageur, destructeur. Combien de bombes faut-il pour réveiller les vivants ? Les morts sont morts et les vivants-morts pullulent. Combien de malheur faut-il à un être humain pour qu’il se métamorphose en grenade à fragmentation dispersant ses organes gangrénés ? Il en faut beaucoup, beaucoup jusqu’à ce que beaucoup n’aient plus de sens si ce n’est en fusionnant avec tout le reste de l’humanité. Il en est qui explosent seul avec un couteau suisse ou des médocs et d’autres qui en veulent à trop de monde pour mourir seuls. Ceux-là, ils s’explosent avec les autres.
Juste avant de sortir du métro, une femme hésita un instant. Elle était médecin, médecin du monde mais elle était surtout une femme. Des réfugiés, elle en avait vu lors des missions de nuit qu’elle effectuait avec d’autres bénévoles. Elle aussi, elle avait eu un frisson, quand on lui a suggéré de participer aux missions nocturnes, quand elle côtoyait de loin ces presque extra terrestres dans la ville et dans le métro ou quand on énonçait l’envahissement de la France par des colonnes interminables de barbares de l’Est. Elle ne pouvait pas contenir toute la misère du monde !
Le jeune homme aux traits orientaux, assis dans les sièges arrière du métro 7 avaient des yeux particulièrement troublants. Ils étaient beaux et mélancoliques. Julie se dirigea vers Anas et se mit à sa hauteur. Elle lui chuchota des paroles en s’aidant de gestes de la main. Ils descendirent ensemble à la station d’après.
Acte T 10,5 : ou l’acte pressé d’en finir
« Arrêtez, arrêtez de me tabasser ! ». Elle prenait son élan, regardait le mur avec effroi et s’élançait en criant à tue-tête. Elle manquait à chaque fois de s’exploser la tête par un réflexe salvateur. Ses bras et ses mains abîmés en payaient le prix. Alors qu’une flopée de curieux l’entourait, elle s’immobilisa net. Quelques-uns lui lancèrent des timides : « vous allez bien madame ? ». Elle leur lança un regard perçant, de ces regards inquisiteurs qui glacent le sang. La foule se dispersa. Le métro arriva. Les gens montèrent. C’était un métro chic. Un groupe débutant de rock light faisait sa pub. La musique égaya le monde. Des enfants faisaient le postier entre les deniers trébuchants de leurs parents harassés et le chapeau rond des guitaristes en herbe. Le reste des gens écoutait ou s’ignoraient comme d’habitude.
Le monde avait-il oublié ce qui venait de se passer ? Lui, était souriant mais rejouait en son for intérieur la scène -la femme se projetant violemment contre le mur- et il cogitait, cogitait. Il s’imagina se cogner sur ce mur en criant ce que criait la femme : « mon enfant perdu, mon enfant perdu ! ». Puis il s’imagina faire de même en criant à tue-tête : « mes rêves perdus, mes rêves perdus ! ». Il prit bien le temps de s’en revêtir, de le ressentir au plus profond de son être. Il sortit à la station prochaine l’air décidé.
Il tua un SDF.
Une flopée de curieux horrifiés l’entoura puis se dispersa immédiatement.
Acte 11 bis : On se prend la tête, donc nous sommes
Non, il ne s’agit plus des trois années d’étreintes et d’envolées lyriques. Les tourtereaux sont fatigués de virevolter. Ils sortent pour s’aérer chacun de son côté mais exceptionnellement ce soir, ils étaient un ou plutôt les deux parties d’un unique. Et dans leurs ciboulots respectifs osait à peine montrer le bout de son orteil gauche, une image honteuse, une question déroutante : l’être humain en face d’eux dans le métro, le SDF, le reste d’os, de chair et de dignité pouvait-il encore connaitre la passion ?! Ou même la tendresse tiède ?! Ou même le désir animal ?!
Une couverture l’enveloppait de son crâne à la skinhead à ses pieds à la Robinson Crusoe. Il dormait depuis trop longtemps. Jour ou nuit, cela lui importait peu. Son tracas s’appelait la faim et son envie se nommait planer au loin. Ses souvenirs d’avant, d’avant sa déchéance n’en étaient plus : ils baignaient dans une demi-brume, dans de lointaines galaxies idylliques. Car l’on rêve selon ce qu’on est et très peu selon ce qu’on a été. Le métro s’arrêta entre deux stations. « Nous stationnons quelques instants suite à une coupure de courant ».
Dans le noir total, les beaux et la bête se dévisagèrent. Ils les voyaient maintenant comme dans un songe. C’était assurément deux jeunes personnes amoureuses. Assurément, ils étaient dans la période où ils se demandent malgré tout leur amour, leur serrant la gorge jusqu’à l’étranglement, s’ils ont bien choisi la bonne personne, s’il est has been de se marier, s’il est redevenu tendance de faire des mômes. S’il s’était soudain réveillé de sa léthargie, ce n’était pas par une vague nostalgie d’amour enfouie sous les tonnes de crasse et d’éthanol. Maintenant que les feux s’étaient éteints et qu’il s’était arrêté de jouer à celui qui ne parle pas, ne voit pas, n’entend pas ; il se trouvait en face de ses parents. Ils s’aimaient trop pour qu’un fils vienne troubler leur fusion. Alors, ils l’ont abandonné. C’était un enfant de l’amour, même de l’excès d’amour. Tapi sous les mille et une frustrations cheminait toujours un désir sans pitié, sans option, celui de couper court à la folie de ces deux-là. Il ôta la couverture et s’apprêta à se lever. Au même moment, un enfant le braqua avec la lumière de son iPhone faisant office de torche. Il se rassit. La lumière l’avait aveuglé. Il repensa à ses moments de solitude quand il déambulait, enfant de la nuit, dans le bois à côté de son ancien chez lui. Il repensa à combien les étoiles étaient belles dans les nuits sans lune. Il repensa à la brise légère qui faisait trembloter harmonieusement les arbres du grand olivier. Il repensa à toute son enfance construite à coup de virées avec des amis imaginaire, des compagnons du passé et des esprits de la nature. Il pensa à tout ça avec ses yeux étoilés qui aplanissent les souvenirs les plus noirs et les transforment en prairies vertes infinies et il se dit que ce n’était pas si mal, qu’il avait eu une enfance heureuse. Ses parents avaient le droit de s’aimer, la société n’avait pas de dette envers lui et il n’était pas obligé de faire le SDF. Mais voilà, la lumière revint. L’enfant tirait le jupon de sa mère, le couple ne savait toujours pas quelle était la mode de ces derniers temps et Richard était sur le point de commettre l’irréparable.
Juste avant de sortir du métro, qui avait repris sa marche, Richard demanda à l’enfant de s’approcher et lui chuchota quelques mots qui le firent courir en pleurs chez sa mère. Ensuite, il jeta une rose tellement rouge, qu’on dirait maculée de sang, au pied du couple et il sortit tremblant de haut en bas mais souriant.
Acte B : Une rencontre parisienne, direction les étoiles
Cet événement est le seul à ne pas se dérouler dans le métro. C’est la seule rencontre qui a e(a)ffectivement eu lieu et qui a en partie inspiré la(e) tram(e) de ces récits.Elle n’en est pas moins une fiction.
Alors que l’on s’apprête, mon cousin et moi, à traverser le pont, se situant derrière la cathédrale de Notre-Dame, celui qui relie la berge de l’île de la Cité à celle de l’île de Saint-Louis, on aperçut au milieu de ce même pont un étrange carrosse scintillant de mille et une lumière.
Quand on arrive à la hauteur du bric-à-brac, on assiste à une scène singulière. Debout devant un petit pupitre, il scande des verres de Verlaine à une jeune fille en rollers qui tente tant bien que mal de tenir sur place. Nous nous asseyons sur un banc relié à une petite fontaine confectionné par le poète: un réseau complexe de tuyauterie transparent et éclairé par de minuscules lampes qui débouche sur un petit bassin multicolore dont l’eau est drainé pour revenir dans le circuit. La fille interrompt de temps en temps la verve débordante du quinquagénaire pour lui poser telle question sur son accoutrement, sur son vélo-carrosse-fontaine, ou sur les livres étalés dans les paniers à sa droite et à sa gauche. A chaque question, un flot de paroles émane de la caboche du SDF fantaisiste ; flot qui dévie rapidement de son lit initial pour inonder d’innombrables terres et contrées. La jeune fille semble ensorcelée par ses paroles tout en étant sur le qui vive. Elle semble se délecter des idées qu’irradient ce Monsieur tout en tâtant le terrain, espérant une pause, un répit qui lui permettrait de rouler vers sa destination initiale. J’assiste à tout cela en avec une impression à la fois de revenir à l’enfance, de vivre un rêve éveillé et d’assister à la prêche d’un homme illuminé. Quand il m’interpelle, je suis en train de rêvasser. La fille avait réussi à se détacher de ses chaînes dorées et roulait au loin.
« Approchez, approchez la jeunesse, n’est-ce pas une nuit merveilleuse, venez admirez mon chez moi gitan ». On s’approche de lui.
Il pointe de sa main un écriteau où était gravé en rouge sang : « logement pour tous ».Il nous explique son rêve d’une nation où le droit de loger est un droit universel comme celui de boire et de manger ; il nous parle d’errance et de sédentarisme, du bonheur parfois d’avoir un chez soi.
« Vous savez moi, ça ne se voit peut être pas mais j’ai soixante ans. J’ai une femme, deux enfants. Un jour que je revenais chez moi, ma maison était partie en fumée. Et nulle personne pour venir à ma rescousse. Je n’avais pas d’assurance. Toutes mes toiles, toutes mes créations-je travaillais le bois, le verre, le plastique- toutes mes œuvres d’art ; tout était parti dans l’incendie, rien qu’un immense brasier. Je n’ai rien pu faire ».
« Je n’ai pas honte d’être sur la route, on est toujours en route. Je rêve d’un pays où tout le monde pourrait rejoindre les siens dans son foyer. Et ce carrosse, ce vélo, c’est mon logement pour le moment. Et là, tout ça, ma poésie, mes livres, ma pensée, j’ai appris que c’était ça qui comptait vraiment et c’est tout ce qui compte. Tu es ? Psychologue ? Haha. Tu m’as fait rire mon jeune ami. Apprenti psychologue, oui c’est déjà mieux. On se croit grand à votre âge, l’argent est enivrant, il faut prendre garde à l’égo. Vous savez moi j’ai inventé un concept, ça s’appelle le CCV. C’est comme un CV mais c’est un CV de la vie, de l’art, de ce qui compte vraiment, c’est le CV culturel. J’espère que les gens se rencontreront sur les places publiques dans le futur pour s’échanger leur CCV, pour parler entre eux et décider de leur vie. Les auteurs qui les ont le plus touchés, les poèmes qui les ont fait le plus vibrer, la parole des grands déclamée aux quatre horizons ou murmurée au plus profond de notre âme, les envolées des prophètes des passés et du présent. Vous savez, moi, je crois que chaque humain est un messager. Je me fous absolument de la religion, même si ses messagers avaient leur mot à dire. Moi aussi, j’ai un message à passer et je le fais chaque vendredi de 19h à minuit sur ce pont ».
On se quitta à minuit dans des fous rires après qu’il ait essayé de nous attraper pour nous botter le cul, nous qui doutions qu’il aille bien loin avec son vélo-carrosse-fontaine. Il nous laissa son CCV. Nous lui promirent de faire le nôtre.
Conclusion… ?
Dans les lignes qui suivent, je voudrais faire hommage aux valeureux trimeurs des profondeurs que sont les Parigots riches et moins riches. Chacun traîne son histoire pesante durant quelques centaines de rames. Je vous propose, combattants silencieux, de partager avec vos congénères la trame de votre vie. Je vous propose de me dire votre histoire dans le métro, une histoire qui vous a marquée une seconde ou pour la vie, mais qui vous a profondément affectée ou qui a particulièrement résonné en vous. Après tout, il est rare que des gens de tous bords ne soient réunis dans un espace public, même si juste physiquement, comme ils le sont dans le métro. Envoyez-moi vos histoires et j’en ferais un prochain roman avec des héroïnes et des princes, de l’action et de la contemplation. A vos stylos, à vos souvenirs et à votre bon cœur, Messieurs Dames.
Envoyez-les à cette adresse mail : Histoiresdemetroetdailleurs@gmail.com
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