© Sarah Troudi

Faut-il Chier ou Vomir?

Ecrire relève d’un combat. Il faut batailler avec les mots, les faire éclater à la bonne cadence, brusquer, serrer les petites éclosions de sensations pour les rendre plus solides. Ecrire est un sport de combat. Mais l’écriture est aussi l’arme d’un combat. L’arme trouvée pour lutter contre ce monde qui ronge. Cette arme, l’on apprend à la manier au fil des pages, au fil des torsions, à coups de cris et de tremblements.

C’est l’histoire de ce maniement que je voudrais écrire.

L’envie, l’envie pressante, de tout leur vomir à la gueule. Plus qu’une envie, un besoin vital. Si je ne vomis pas, je vais étouffer. Et il n’y a que des feuilles pour accueillir ma rage, ma voix est dressée à peser ses mots, à calculer son impact, mais tout est là, dedans, « Tout est permis en dedans ». Vomir. Vomir sur leur hypocrisie, sur leur fausseté, sur leur bêtise. La haine de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils inculquent comme valeurs, la haine de cette machine à produire des échecs qu’est leur éducation. Il fallait la rejeter à l’air libre cette haine, la fixer quelque part avant qu’elle ne s’empare de mes mains, de mes regards. L’extirper avant qu’elle ne me brise. Longtemps, j’ai voulu vomir mon dégoût, de peur qu’il ne devienne mon geôlier.

Mais quelque chose a changé.

Maintenant, je n’ai plus envie de vomir, je veux chier. L’image ne vole pas très haut, mais je n’en vois pas d’autres, en fin de compte, il s’agit toujours de dire une forme de crasse, alors le langage suit.

Si j’ai changé d’avis, c’est qu’entre temps, j’ai lu Frantz Fanon et ses vérités glacées qui atterrissent pile dans la gueule de ses adversaires. Sa colère maitrisée, refroidie, sa perspicacité fulgurante, par-dessus les fleuves de crachats qui ont coulé sur ses épaules noires.

J’ai aussi lu Virginia Woolf se désolant que Charlotte Brontë s’épuise et trouble son talent dans la boue de protestations contre l’injustice d’être femme. Ces injustices, je les ai subies, j’en connaissais le goût, cette aigreur qu’elles laissaient dans le coin de la bouche, la crasse de l’injustice. Mais, aussi, il faut l’avouer, je suis partie, de l’autre côté de la mer. J’ai pu choisir la vie à laquelle j’aspirais, un choix minutieux, le comble du plaisir, après ces années où tout fut dicté. A chaque retour, le vertige. Les règles de leur jeu étaient toujours les mêmes, l’hypocrisie régnait, toujours plus despotique. Mais moi, j’étais loin. Je n’avais plus besoin de vomir ma haine ; ma vie est ailleurs, et là-bas, elle était proprement mienne.

A présent, ma haine s’est refroidie, elle ne me brûle plus chaque matin. Maintenant, j’observe, je dilate, je fouille. Je prends le temps d’étudier la crasse sous toutes ses coutures, de m’en imbiber aussi fort que je peux, de la vivre intensément. Je me plais à observer les hypocrisies infinies qui jalonnent la société, ses inconforts et ses non-dits, ses tremblements serviles face au monstre qu’ils appellent sans plus de précision «لعباد». Je m’imprègne de tout cela, je l’étudie, je le pense, pour mieux l’expulser plus tard, sous une forme condensée qui attaque avec la précision d’un scalpel toute la médiocrité qui se dégage de ce mode de vie.

Je veux tout voir, tout comprendre, tout traverser pour mieux attaquer, parce qu’à présent, l’écriture n’est plus un remède qui me sauve de leurs maladies et de ma haine, mais une arme pour les dénoncer, pour mettre à nu la médiocrité, les renoncements et les lâchetés. Casser une à une chaque pierre de l’édifice hypocrite qui s’est bâti dans nos sociétés, dans nos familles, dans nos corps. Il faut briser cela, attaquer ces mensonges sans remords. Ne pas se contenter de cette liberté toute relative qu’offre l’Europe, mais profiter, au contraire, de cette distance pour refroidir son regard.

Chier, reste un privilège. Il faut avoir les moyens de partir. Il faut aussi être conscient que si l’on se sent capable de chier ces choses, c’est en partie parce que l’on a gouté à autre chose, qu’on est imprégné par un autre monde, un monde porté sur la confession, sur le « out there », un monde qui ne peut concevoir le bonheur si chacun doit cacher ce qu’il est. Une tension très nette naît chez celui qui doit être lui-même ici, un autre ailleurs. Alors il faut décider. Je choisi d’être moi, et je choisi de croire que le monde arabe gagnerait quelque chose si l’on y pouvait choisir d’être soi, si l’on pouvait dire merde à «la3bed», ou ne serait-ce que commencer à s’interroger sur le pouvoir qu’ils ont sur nos vies.