« اش بش يقولو لعباد؟»

Cet article peut donner la désagréable impression d’être en train d’inventer l’eau tiède, je m’en excuse par avance.

Que vont dire les gens ? Habituellement posée sur un ton angoissé, indigné, cette question, que vous avez peut-être déjà entendue, a pour fonction de faire barrage à certains faits et gestes, à remettre en question la pertinence de tel ou tel choix au nom de l’opinion de l’entité abstraite « les gens ».

Cette question, je l’ai beaucoup entendue, en diverses circonstances, la plupart d’entre elles impliquant ma mère et son ton angoissé, d’une sincérité foudroyante. La question m’a d’abord indignée, puisqu’elle désapprouvait certains de mes faits et gestes, en arguant que ça ne plairait pas à une entité dont je ne parvenais pas à déterminer la composition, puis, elle m’a fait rire, tellement elle revenait, si bien qu’elle a fini par susciter mon intérêt, étant passionnée par la sociologie de comptoir.

Ce travail est donc une tentative de compréhension de cette question, ainsi que des réponses qui peuvent lui être proposées. Il s’appuie sur un sondage, demandant à des individus de donner leur avis sur ce que serait l’avis de « les gens », leur donnant le choix entre quatre réponses (cumulatives) : حرام (péché), عيب (Honteux), موش متاعنا (Pas notre genre) et شي (rien).

J’essayerai d’abord d’identifier un tant soit peu l’entité « les gens », puis, j’expliquerais les choix de réponses proposés, chaque réponse renvoyant à un bloc normatif distinct des autres. Ensuite, je tenterais d’avancer une interprétation des réponses reçues, bien qu’elles soient assez peu représentatives, pour enfin émettre une hypothèse, appuyée sur des travaux antérieurs, sur la prééminence du facteur religieux dans les tentatives d’explication de ce qui ne va pas dans la condition des femmes (et plus récemment, des homosexuels) dans le monde arabe.

1      Qui sont les gens ? Que peuvent-ils penser ?

1.1     Qui sont les gens ?

Personne et tout le monde à la fois. L’entité « les gens » (لعباد en arabe tunisien) est une abstraction sociale, elle n’existe pas à proprement parler, aucune liste nominative n’énumère son panel, et pourtant, elle existe, car elle s’incarne. Elle s’incarne dans les potentielles remarques (adressées directement à la personne concernée ou à ses proches parents) des membres de la famille élargie, des amis de la famille, elle s’incarne dans les voisins, ou même en les passants dans la rue, lorsqu’ils interrompent leurs existences pour faire remarquer l’impertinence de tel geste, pour marquer ouvertement leur désapprobation de tel ou tel comportement. Cela dénote d’une certaine intimité au sein de la société, où chacun se sent le droit d’intervenir dans la vie d’autrui pour le « remettre sur le droit chemin ». « Les gens » bien qu’évoqués de façon tout à fait abstraite dans la question qui nous préoccupe, peuvent donc s’incarner physiquement par des pressions, qu’elles prennent la forme d’une remarque proférée à l’oral, d’un regard insistant, d’un commérage persistant etc. « Les gens » sont donc une entité de contrôle social[1], ayant une opinion très arrêtée sur « ce qui se fait » et sur « ce qui ne se fait pas »[2].

A travers ce sondage nous cherchons à savoir, non pas ce que pensent individuellement des « gens » pour ensuite regrouper l’ensemble des réponses en une conclusion qui nous éclairerait sur ce que pensent « les gens », mais plutôt, ce que les individus interrogés pensent de ce que « les gens » comme entité abstraite pensent. Quels jugements anticipent-ils face à tel ou tel comportement ?

Le questionnaire divise chaque fait ou geste selon qu’il soit effectué ou « incarné » par un homme ou une femme, cela m’a paru évident de diviser les réponses selon le genre, ayant l’intuition que « les gens » ont plus de choses à dire sur le comportement d’une femme que sur celui d’un homme (à quelques exceptions près, comme l’homosexualité masculine)

1.2     Typologie des réponses

Les réponses choisies pour le sondage sont au nombre de quatre : trois ont un caractère réprobateur, se basant chacune sur un univers normatif différent, et une réponse neutre, où « les gens » n’auraient rien à dire sur tel ou tel comportement que nous soumettons à l’avis des sondés.

1.2.1     حرام , l’interdit religieux

L’interdit religieux est sans doute le plus facile à définir : « les gens » considèrent حرام tout ce qui est interdit par la religion musulmane, ou plutôt, ce qu’ils considèrent être interdit par la religion musulmane, puisqu’en matière d’exégèse et d’herméneutique, les interdits peuvent devenir particulièrement flexibles.

Je ne vais pas m’intéresser à la pertinence ou non des interprétations de l’islam, celles-ci ne pouvant être arrêtées en une décision claire. Il est à noter que de nombreux penseurs militant en faveur des libertés individuelles (notamment des militants de la cause féministe ou homosexuelle) se sont efforcés d’interpréter les textes islamiques de façon à montrer que l’égalité des sexes ou l’homosexualité étaient compatibles avec l’islam.

1.2.2    عيب, l’interdit « traditionnel » d’honneur/ Code de conduite en société

عيب est peut-être l’injonction la plus difficile à définir. Le mot signifie honte, mais se situe aussi dans le champ lexical de la pudeur. La honte étant fortement liée au déshonneur, il semble important pour définir le عيب de passer par une analyse de l’honneur.

L’honneur est une notion centrale dans l’univers normatif méditerranéen, que l’on retrouve aussi bien au nord qu’au sud de la mer. D’après Bourdieu[3], deux types d’honneurs sont à distinguer, celui lié au courage et à la grandeur (nif), qui se teste par des défis, cet honneur-là est réservé aux hommes, il est un indicateur de virilité. Le deuxième honneur (hurma) est lui attaché aux femmes, à leur corps, qui doit rester pur, vierge et inaccessible aux étrangers. Cependant, cet honneur-là ne les concerne pas exclusivement, bien au contraire, il concerne en premier lieu les mâles de la famille dont l’honneur comme mâles (leur nif), est fonction de leur capacité à se « protéger » du déshonneur que peuvent amener les femmes de la famille[4] sur leur honneur et sur l’honneur de leur lignée.

Cet honneur, attaché au corps des femmes, n’a rien de positif, il ne peut que se perdre ; la norme étant la pureté, tout écart est déshonneur. La sauvegarde de cet honneur se traduit pratiquement par un impératif de « protection » que l’homme de la famille doit à la réputation de sa famille et de ses ancêtres, à « leur nom », et qui historiquement a conduit à l’enfermement des femmes au sein de l’espace privé., au sein des maisons, auxquelles le mot hurma est également attaché (dans ce contexte-là, hurma veut dire inviolabilité)

Les pratiques d’enfermement pour protéger la hurma féminine qu’évoquait Bourdieu ont été particulièrement perturbées par les évolutions postindépendances de la société tunisienne : l’alphabétisation massive et l’entrée sur le marché du travail ont progressivement battu en brèche l’enfermement des femmes, une politique assez poussée a été mise en place en Tunisie pour « moderniser » la famille, en octroyant plus de droits aux femmes. Cependant, l’honneur comme « capital » familial à protéger par les hommes de la famille en exerçant un contrôle sur les femmes est toujours d’actualité, bien qu’il ait eu à s’adapter aux évolutions les plus récentes (entre autres, l’urbanisation rapide).

Toutefois, le عيب n’est pas que cela, il est aussi un code de conduite, sanctionné socialement, de ce qui se fait et ne se fait pas. Par exemple, on dira à une personne jeune qu’il est عيب de manquer de respect aux personnes plus âgées. On entendra aussi souvent dire « عيب مايجيش », مايجيش signifiant « ça ne se fait pas », expression mettant l’accent sur le caractère inapproprié d’un comportement plutôt que sur un quelconque caractère honteux. Toujours est-il que j’ai l’intuition que cette notion de عيب sera, pour les questions qui nous préoccupent, largement plus mobilisée pour les femmes que pour les hommes.

1.2.3     موش متاعنا , l’impératif d’authenticité

موش متاعنا peut s’énoncer dans deux cadres différents : Il peut se dire d’une famille, comme il peut se dire d’une culture. Dans le cas d’une famille, cela revient à dire « ce n’est pas le genre de notre famille », généralement pour parler d’une pratique désapprouvée moralement, qui serait cependant l’apanage d’autres familles, considérées de rang inférieur du fait qu’elles s’adonnent à cette pratique.

Dans le cas d’une culture et c’est le cas qui nous intéressera, on dira موش متاعنا pour parler d’une pratique désapprouvée parce qu’elle « nous » serait étrangère, « nous » désignant ici, une entité assez large, généralement, une « culture », une « nation » ou encore une « civilisation ».

موش متاعنا est donc est un énoncé cherchant à signifier la distinction. Dans le cas d’un « nous » désignant une « culture », le « nous » cherchera à se distinguer d’une autre « culture », or, dans le cadre des questions que nous posons, qui ont trait aux libertés individuelles, sexuelles, notamment selon un critère de genre, l’ « autre » ici est l’entité « Occident » ou « civilisation occidentale », cette zone étant associée dans l’imaginaire collectif (en bien ou en mal) aux libertés individuelles et notamment sexuelles.

Cette réponse m’intéresse en particulier parce qu’elle mobilise une quantité d’enjeux politiquement importants. La force de l’hégémonie occidentale, le poids du passé colonial, fondé sur un discours « civilisateur » réduisant la culture indigène à un archaïsme, la centralité des femmes et de la sexualité dans la domination coloniale[5], tout cela me pousse à penser que le refus de faire avancer la cause des femmes ou des homosexuels dans le monde arabe est à chercher, en partie, dans la construction d’un impératif d’authenticité face à l’entité occidentale qui est perçue comme envahissante.

Envahissante de deux façons : premièrement, à travers ce que Joseph Massad appelle « l’internationale féministe » et « l’internationale gay »[6], soit un réseau d’associations, de militants et personnalités occidentales déterminés à « sauver » les femmes et les « homosexuels » arabes de leurs congénères « barbares » selon des termes et des méthodes[7] proprement occidentaux. Cet envahissement s’articule autour d’une vision binaire des situations, où l’Occident et les formes de luttes féministes et homosexuelles qui s’y sont produits sont érigés en modèle incontournable d’émancipation, le seul valable. Cette première forme d’envahissement est la plus récente historiquement et la plus active de nos jours, mais ses racines sont à situer dans la situation coloniale, qui est notre seconde forme d’envahissement. Le traitement des femmes a en effet été posé comme un des facteurs majeurs de « l’arriération arabe », justifiant ainsi la colonisation, et poussant bien sûr, à l’adoption d’une approche binaire où les uns seraient des barbares sauvages et intolérants quand les autres seraient des humanistes protecteurs des femmes. Ces assignations où l’un joue le rôle de miroir opposé à l’autre sont aujourd’hui toujours à l’œuvre, et servent à la définition d’identités où l’un joue le rôle de repoussoir à combattre. Cette situation sacrifie sous son autel les femmes, qui sont ainsi érigées des deux côtés en symboles identitaires distincts et opposés : la femme libre « au sein nu » pour reprendre les mots de Manuel Valls, la femme « arabo-musulmane », dans le monde arabe, pieuse et pudique (on remarquera à l’occasion la disparition du féminin pluriel, puisqu’on parle bien de « la femme-symbole » et non « des femmes » comme sujets).

2      Résultats et observations sur les résultats

Le sondage que j’ai effectué n’est que peu représentatif, mais il permet néanmoins de tester sur un petit échantillon l’hypothèse, dans les limites qu’il permet. L’échantillon est de 73 personnes : 42 hommes et 31 femmes.

L’hypothèse est la suivante : Contrairement à ce qui est présupposé par de nombreux chercheurs sur le monde arabe ainsi que de nombreux médias, l’interdit religieux n’est pas le facteur le plus déterminant pour expliquer les difficultés rencontrées par les femmes et les homosexuels, du moins en Tunisie. Au contraire, le facteur religieux au sens strict du terme (ce que l’islam interdit/ce que l’islam autorise) serait d’après notre hypothèse celui qui, à lui tout seul, a le moins de poids pour sceller une interdiction dans les comportements, tout en étant paradoxalement le plus revendiqué pour justifier d’autres interdits qui eux, sont mêlés à l’interdit traditionnel عيب et à l’impératif d’authenticité موش متاعنا.

Ce qui semble particulièrement révélateur de cette situation, est le fait que, bien que pour les interdits qui nous intéressent là, les textes islamiques ne précisent pas s’ils appliquent aux femmes ou aux hommes, (ce qui peut nous amener à supposer qu’ils s’appliquent également aux deux sexes), on constate que dans la société tunisienne, certains comportements qui sont théoriquement interdits par l’islam, sont sur le terrain, largement tolérés, mais, pour un genre seulement, le masculin.

Si on prend par exemple, la première question, qui demande ce que pensent « les gens » de la consommation d’alcool chez un homme, on voit que les réponses sont polarisées entre حرام et شي (rien), avec cependant une légère majorité pour شي. Ce qui est intéressant, dans le cas de la consommation d’alcool, c’est que peu de gens sont prêts à revendiquer le fait que l’islam n’interdit pas l’alcool (les interprétations les plus progressistes diront elles, que c’est l’ivresse et non l’alcool qui est interdite), et de fait, dans la loi, la vente d’alcool pour un musulman est interdite, cependant cette loi n’est strictement appliquée que les vendredis et pendant le mois de ramadan. Globalement, la consommation d’alcool chez les hommes est largement tolérée, très peu sujette à des velléités de prohibition, bien que contraire à l’islam et « officiellement » illégale.

Quand on pose la même question mais pour les femmes, les réponses sont extrêmement différentes. On remarque d’abord que les réponses sont bien plus concentrées sur les justifications d’interdits ou de désapprobation (les trois premières options) que sur l’indifférence (la dernière) : 102/116 (83.9%) réponses pour les femmes contre 58/94 (61.7%) pour les hommes.  On constate que dans le cas des femmes, l’alcool est légèrement plus حرام (+5), mais surtout beaucoup plus عيب (honteux) (+24) et deux fois plus موش متاعنا. La différence d’appréciation d’un comportement selon qu’il soit le fait d’un homme ou d’une femme bat son plein. Ici, bien que ce soit l’interdit religieux qui arrive en tête, la différence d’appréciation de la gravité du geste selon le genre nous mène à penser que c’est bien l’interdit traditionnel fondé sur la honte et la pudeur (« une fille de bonne famille » ne boit pas d’alcool) et l’impératif d’authenticité (une femme qui boit de l’alcool est généralement perçue comme « occidentalisée ») qui sont à l’œuvre pour déterminer « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas ».

Autre cas qui nous a semblé emblématique, le sexe avant le mariage. Il existe dans la société tunisienne un impératif de virginité féminine très fort, tandis que pour les garçons, sans que ça ne soit ouvertement revendiqué, la ligne officieuse valorise l’expérience prénuptiale. L’impératif de virginité dans les textes islamiques, lui, ne précise pas à quel sexe il s’adresse.

D’après les travaux sociologiques les plus récents en la matière[8], bien que la grande majorité des filles ne restent pas vierges jusqu’au mariage, la plupart d’entre-elles recourent à des techniques médicales de reconstruction de l’hymen avant leur mariage, et ce, afin de cacher l’existence d’une expérience antérieure à leur futur mari.

Dans le sondage, on voit dans les réponses qui nous ont été données pour les hommes, la majorité des sondés pensent que « les gens » n’auraient rien à dire sur le sujet, bien que l’interdit religieux soit évoqué. Par contre, et le constat saute aux yeux, lorsque l’on pose la question des relations sexuelles avant le mariage pour une femme, l’évocation d’un interdit religieux fait plus que doubler (+161%), accompagnée d’un doublement des valeurs pour عيب et موش متاعنا. Or, si interdit religieux il y a, il ne distingue pas entre les sexes, et c’est en cela que l’hypothèse tient la route. La relative tolérance pour les hommes de comportements qui sont scellés par un interdit religieux, contrastée avec une évocation plus forte de tous les interdits et spécifiquement du religieux pour un même comportement quand il s’agit d’une femme, laisse augurer que l’interdit religieux n’est pas d’une grande force normative en lui-même, mais plutôt un outil instrumental, indispensable pour asseoir les normes sociales patriarcales traditionnelles ainsi que l’impératif d’authenticité. Autrement dit, l’interdit religieux est une force nécessaire mais non-suffisante pour faire respecter les normes sociales ayant trait aux comportements des hommes et des femmes.

Dernier exemple, qui m’a semblé intéressant de souligner, celui de l’homosexualité, où l’on constate que cette pratique est rejetée aussi bien pour les hommes que pour les femmes, avec un léger avantage pour les femmes pour qui, il semblerait que ça soit très légèrement moins grave. Ici, l’interdit religieux est le premier motif de désapprobation mobilisé, aussi bien pour les hommes que pour les femmes (bien que légèrement plus pour les hommes).

3      La construction de l’Islam comme cause principale des oppressions

La thèse de l’instrumentalisation de l’interdit religieux semble particulièrement pertinente au vu des réponses qui ont été données à notre questionnaire peu représentatif, et au vu de certaines lectures faites préalablement. Je traiterais ici, de la thèse très similaire de Germaine Tillion dans Le Harem et les Cousins, livre d’anthropologie ayant pour terrain l’Algérie publié en 1966. Ensuite on essayera de comprendre les raisons de cette omniprésence de l’explication religieuse dans la recherche, dans les médias mais aussi dans les discours des groupes et individus opposés aux droits des femmes et des homosexuels ainsi que dans certains mouvements de libération féministes et homosexuels en Tunisie.

3.1     La thèse de Germaine Tillion

Le Harem et les Cousins est un livre qui tente de comprendre les raisons derrière la dégradation de la condition féminine dans le Sud de la Méditerranée et plus spécifiquement, là où elle effectue son terrain, dans les campagnes algériennes. L’auteure a très rapidement su déceler la confusion qui règne entre ce qui est dû à la religion et ce qui est dû à la persistance des structures traditionnelles de la famille dans ce milieu-là. Pour elle, ce n’est pas l’islam en soi qui est responsable de la dégradation de la condition féminine, ce serait plutôt « ces évolutions, ou plutôt les réactions de défense qu’elles ont suscitées » qu’a connu la structure familiale traditionnelle dans la région, la plus importante étant l’urbanisation.

Elle explicite la confusion entre les deux entités, l’entité religieuse et l’entité familiale par l’argument suivant : « Beaucoup croient que cette résistance opiniâtre puise son origine dans la religion musulmane, effectivement très répandue dans la zone du monde où la société féminine est la plus séparée de celles des hommes. Ils le croient d’autant plus que, dans tous les pays, existe une tendance à considérer ce qui touche à des usages familiaux très anciens comme sacré, donc religieux »[9]. A ce titre, elle n’hésite pas à prendre l’exemple de des structures familiales de l’Italie méridionale et de la Grèce qui ont toutes deux les mêmes caractéristiques sans avoir de rapports directs avec l’islam, elle cite notamment le film de Pietro Germi, Sedotta e Abbandonata, auquel on rajoutera le très bon documentaire Comizi d’Amore de Pier Paolo Pasolini.

Elle remarque également que l’islam, contrairement au christianisme, a essayé de s’attaquer aux structures anciennes de la famille méditerranéenne, et ce notamment à travers la législation sur l’héritage qui pose que les femmes ont droit à la moitié de la part d’un homme. Elle constate que ce précepte religieux « progressiste » a été violé par la plupart des communautés villageoises arabes en Algérie (contrairement aux kabyles) qui ont privé les femmes de leurs parts dans les héritages par tous les moyens (y compris en en faisant don à Dieu), et ce, par rejet de tout éparpillement du patrimoine foncier. A y regarder de plus près, elle voit que les prescriptions de l’islam se divisent en deux : celles qui sont respectées, allant jusqu’au zèle (le voile par exemple), parce qu’elles vont dans le sens des règles de la structure traditionnelle de la famille sur le pourtour méditerranéen et celles qui sont sciemment ignorées, parce qu’elles qui font dévier la « famille traditionnelle » en octroyant des droits aux femmes[10]

3.2     En fait c’est parce que ça arrange tout le monde

Ce qui m’a beaucoup frappée dans le traitement de cette question, et dans mes recherches sur le combat féministe et LGBT dans le monde arabe, c’est l’inépuisable flot d’insistance sur la théologie islamique, sur les textes islamiques, sur les origines islamiques de la problématique des libertés individuelles et féminines. Les livres de références s’intitulent tous « Gender in Islam » ou encore « Homosexuality in Islam ». Et pourtant, il m’a semblé que la plupart des réponses à ces questions se trouvaient ailleurs.

3.2.1      Orientalisme et Homo islamicus

Cette prégnance de l’explication islamique, au détriment d’autres chemins d’explications n’est pas le fruit d’une simple erreur de jugement. Elle s’inscrit dans une longue tradition d’orientalisme[11], qui ne voit en le sujet « oriental » ou « arabe » qu’un être totalement défini par sa religion, compréhensible que si l’on comprend sa religion, absolument indétachable de cette dernière, construisant de fait un homo islamicus. Cette approche a pour avantage de simplifier, de réduire et surtout de trouver un coupable unique : la religion musulmane, qui serait rétrograde, négatrice de libertés.

Les polémiques suscitées par les textes de Kamel Daoud sur les évènements du Nouvel An 2016 à Cologne, illustrent particulièrement bien ce propos. Daoud accuse l’islam d’être la source de la misogynie écrasante des hommes arabes, et déduit que si les réfugiés agressent sexuellement les femmes, c’est parce que « Le sexe est la plus grande misère dans le « monde d’Allah »[12] », oubliant, au passage, que la région proche-orientale d’où sont issus les réfugiés-présumés-agresseurs contient de nombreuses minorités religieuses chrétiennes, qui a quelques nuances près, portent le même regard sur les femmes.

Cette tendance à la réduction à l’islam, elle se retrouve jusqu’aux intellectuels arabes qui, depuis des décennies, s’efforcent de dégager des interprétations des textes islamiques qui soient compatibles avec l’égalité des sexes et les droits des homosexuels : un effort qui pour l’instant n’a pas porté ses fruits. Le caractère infructueux de ces tentatives n’est pas surprenant, non seulement une interprétation nouvelle doit avoir la force de s’imposer dans la société, chose qui n’est pas aisée puisque pour l’instant, ce sont les interprétations wahhabites qui exercent une forme d’hégémonie culturelle dans l’espace de l’interprétation religieuse dans le monde arabe (chaines de télévisions, livres subventionnés etc.), mais plus que ça, je crois que l’inégalité homme-femme et le rejet de l’homosexualité ne sont pas à chercher du côté de l’islam, ils seraient à situer dans la structure même des familles et sociétés sur le pourtour méditerranéen, où chacun doit rester à sa place : les hommes doivent être virils, les femmes doivent être de dociles créatures d’intérieur. Les perturbations, qui ont touché ce système, et notamment la perturbation coloniale ont produit un raidissement des positions, qui s’est cristallisé dans un discours « d’authenticité islamique », d’où la confusion de ces intellectuels qui croient qu’il suffit de réformer l’islam pour réformer la société.

Cela s’explique également avec un certain rejet de l’anthropologie au Maghreb, qui est à la fois perçue comme une science coloniale, mais surtout qui met à mal des constructions idéologiques très fortes comme « l’identité arabo-musulmane » du Maghreb.[13]

3.2.2      Illusion de l’authenticité dans les sociétés arabes

Cependant, on aura bien du mal à nier que les discours rétrogrades sur les femmes et les homosexuels se font en très grande majorité au nom de l’islam, et en déployant un vocabulaire religieux. Je crois que cela est dû à deux choses : premièrement, l’impératif d’authenticité, qui trouve ses sources dans la perturbation coloniale, dans la « modernisation » de la société menée par l’Etat et dans le déploiement de discours universalistes offensifs sur le féminisme et les droits des homosexuels, vécus comme une intrusion occidentale visant à imposer des « mœurs occidentales ». Cet ensemble, aboutit à ce que les sociétés arabes et notamment tunisienne s’accrochent à la bouée « islam » et à l’« identité arabo-musulmane » (d’où comme on l’a dit plus haut, le rejet de l’anthropologie). Les évolutions, nombreuses, rapides, plus ou moins brutales, alliées à un climat intellectuel et médiatique de « choc des civilisations » qui s’emploie à faire du traitement des femmes et des homosexuels dans le monde arabo-musulman la preuve ultime de d’infériorité et de « sauvagerie » pour mieux vanter la « tolérance » et la « civilisation » occidentale, érigée en modèle incontournable, indépassable ; tout cela, conduit à un raidissement des positions et amène des discours de plus en plus violents, de plus en plus radicaux, dans le cadre d’une espèce de guerre de « l’authenticité islamique » contre « l’occidentalisation ».

La seconde raison qui tendrait à expliquer la prégnance du discours islamique, est que ce dernier est le plus clairement normatif, il est donc le plus facile à imposer pour établir des règles. حرام veut dire péché et le péché mène aux flammes de l’enfer. عيب (c’est honteux) et موش متاعنا (ce n’est pas notre genre) n’ont aucun châtiment concret à opposer à un comportement désapprouvé, si ce n’est la honte publique dans le عيب, châtiment qui peut être évité, tant que les comportements ne sont pas publicisés. Il y a bien sûr la loi (qui, en Tunisie, pénalise l’homosexualité), mais il me semble, et c’est une réflexion très informelle que j’avance là, que le caractère « illégal » est une force à la normativité aléatoire dans la société tunisienne, des fois yakhtef, des fois non. Par exemple, on trouvera souvent écrit sur les murs des villes « Que Dieu maudisse les parents de celui qui jette ses ordures ici ». Ce recours à la menace du châtiment divin dans une affaire si délicieusement terrestre a de quoi étonner. Ici, la menace de la loi, le rappel du caractère illégal d’un tel comportement est considéré insuffisant par l’auteur de la malédiction, qui a donc recours à la menace du châtiment divin.

Conclusion

Par ce travail, j’ai cherché à donner des réponses à la question « que diront les gens ? », question anodine, posée au détour de conversations anodines, mais qui permet d’établir les distinctions nécessaires pour esquisser un premier schéma sur la nature des résistances opposées par la société tunisienne aux revendications féministes et homosexuelles. Ce travail est très fortement catégorisé, il crée des divisions strictes, assez artificielles, la réalité est sans doute bien plus fluide, mais cette catégorisation stricte m’a parue nécessaire pour mieux mettre en lumière les dynamiques à l’œuvre dans les discours de résistance et notamment, le rabattement de tout l’argumentaire sur le fait religieux, transformé en fait identitaire, rabattement qui n’est que très peu étudié par la recherche sur le monde arabe qui préfère réduire toute la problématique à une problématique strictement religieuse, ce qui, implicitement reviendrait à dire que les populations arabes ne sont que fonction de leur religion et non le contraire.

Ce travail d’enquête se propose également d’aider, dans la limite de ses moyens, à mieux mettre en lumière les différentes résistances opposées aux revendications des droits des femmes et/ou des homosexuels en Tunisie, et ce, afin de poser plus clairement contre quoi exactement, il s’agit de lutter. Ainsi, la dimension postcoloniale soulevée par موش متاعنا me semble particulièrement importante à étudier, au vu des enjeux politiques qu’elle mobilise.

Enfin, j’aimerais souligner que ce travail n’utilise pas une seule fois le mot « mentalité », et de ça, franchement, je suis bien fière.

 

[1] « Enfermés dans ce microcosme clos où tout le monde connaît tout le monde, condamné sans issue ni recours à vivre avec les autres, sous le regard des autres, chaque individu éprouve une anxiété profonde concernant « la parole des gens » lourde, cruelle, inexorable (P. Bourdieu, « Le sens de l’honneur » in Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois essais d’ethnologie kabyle, Paris (1ere éd. : Genève, Droz, 1973), Seuil, 2000.)

[2] « Lorsque les conditions favorables à la tragédie [ici, le crime d’honneur] se produisent dans une famille, toute la mécanique sociale s’ébranle de proche en proche et coalise ses forces puissantes pour obliger dès lors chacun des acteurs à se conformer au rôle qui, de toute antiquité, lui fût assigné » (G. Tillion, Le Harem et les cousins, Paris: Éditions du Seuil, 1982.p.118)

[3] P. Bourdieu « Le sens de l’honneur » op. cit.

[4] « C’est un fait qu’une susceptibilité collective et individuelle exacerbée accompagne partout, aujourd’hui encore un certain idéal de brutalité virile, dont un complément est une dramatisation de la vertu féminine » (Le Harem et les Cousins p.67)

« Aujourd’hui encore dans nombre de pays de la Méditerranée, posséder une femme hors du lien du mariage est une offense à sa parentèle, notamment masculine. Comme si en faisant l’amour avec elle, on faisait de tous les hommes de sa parentèle (époux, frère, père) des femmes possédées. Suprême insulte dans une société où la virilité est une valeur constitutive du lien social » (De la Violence en Algérie : Les lois du Chaos p.100)

[5] S. Bessis, « Les femmes, enjeu des rivalités coloniales et postcoloniales entre les deux rives de la Méditerranée », Les Temps Modernes, 2013/3 n° 674-675, p. 363-376.

[6] J. A. A. Massad, Desiring Arabs. Chicago, IL: The University of Chicago Press, 2007.

[7] Ainsi pour Joseph Massad, la catégorie « homosexuel », désignant une « identité sexuelle » est une catégorie occidentale qui est imposée au monde non-occidental et plus spécifiquement aux personnes insérées dans cette catégorie. « […] transforming them from practitioners of same-sex contact into subjects who identity as « homosexual » and « gay » » (Op. cit. p.162)

[8] Collectif, Penser la société tunisienne aujourd’hui ; Tunis, Cérès Editions, 2013

[9] Tillion op cit p.22

[10] Ibid p.162

[11] E. W. Said, Orientalism: Western conceptions of the Orient. London: Penguin Classics, 2003.

[12] Kamel Daoud : « Cologne : Lieu de fantasme » http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html

[13] Mohamed Arkoun, Qu’est-ce qu’un Maghrébin ? https://www.youtube.com/watch?v=hLS3U4mpsEI